Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l'a racontée la presse de l'époque. Aujourd'hui : Jules Ladoumègue.
Quelle star peut s’enorgueillir d’avoir rassemblé sur son seul nom 400 000 personnes sur les Champs-Elysées ? Quel athlète peut se vanter d’avoir détenu en même temps tous les records du monde sur ses distances de prédilection ? Jules Ladoumègue fut ce sportif, surdoué sur la cendrée puis adulé sur le macadam. Un destin singulier du sport français, qui divisa son époque, les années 20-30, qui le vit en piétineur des valeurs de Coubertin ou en pourfendeur des hypocrisies des olympiocrates. Lui ne demandait qu’à courir.
1928. Jules Ladoumègue a 22 ans. Il s'est déjà affirmé comme un phénomène du demi-fond français et international. Sa foulée laisse les observateurs sans voix mais irrigue les mots d'André Obey dans l'Auto du 22 juin. «Nous assistons, chaque dimanche, aux travaux d'un athlète "légendaire", Jules Ladoumègue. Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais ce type-là m'épate. […] Je l'ai vu le 10 juin à la cloche du 1500 mètres lâcher les Italiens et c'est peu dire "lâcher" : les laisser choir, les plaquer, les oublier ainsi qu'une 15 CV omet dans une côte, une 5 CV ébahie.» Aux forçats du triple tour de piste qui exposent leur souffrance il oppose son «extrême liberté, la solitude joviale de sa course, l'abondance de son effort, sa fraîcheur naïve, comme rougissante, à l'arrivée». Son talent s'exprime dans les derniers hectomètres. «On peut dire sans imprudence qu'un dernier tour de cette sorte est une arme redoutable qu'il emportera dans son carquois à Amsterdam.» Les JO se déroulent deux mois plus tard aux Pays-Bas. Qui peut y dominer Ladoumègue ? Le Finlandais Nurmi ? A moins que le Français ne soit son propre adversaire : «Que Ladoumègue soit l'un de ces rares athlètes qui courent plus contre eux-mêmes que contre l'adversaire, ça ne me paraît pas faire de doute», écrit l'Auto.
A un cheveu
Déception pourtant à Amsterdam. Il ne finit que deuxième d'un 1500 m dans lequel il afficha un peu trop de suffisance et trop peu de sens tactique. «Ladoumègue est peut-être passé à côté de la course de sa vie, à côté… à un cheveu…», écrit l'Intransigeant du 4 août. Dans les deux premiers tours, Ladoumègue fait l'essuie-glace dans le peloton, «essayant de se faufiler à la corde, d'abord, puis obligé de faire l'extérieur. Et déjà nous craignions quelque peu que cet effort prématuré n'usât notre homme. Lorsqu'à 200 mètres de l'arrivée, le Bordelais, littéralement s'envola. […] "Il a gagné" grommelaient certaines voix blanches. "Pas encore", murmurait la Sagesse.» Cette dernière aurait gagné au loto sportif. Le Finlandais «Larva, athlète courageux, volontaire et tenace s'est élancé à la conquête du terrain perdu et le reconquérait centimètre par centimètre. Dans un effort surhumain, à trois mètres du poteau, il rejoignait Ladoumègue, vivait encore sur son élan furieux et passait».
A l'arrivée, Ladoumègue se confie à la Petite Gironde : «Ah, je n'y comprends rien. J'ai mal couru, j'en conviens. J'ai trop attendu, je le reconnais. Mais que voulez-vous, j'avais l'impression d'avoir mes adversaires à ma merci. Je ne me sens nullement fatigué. Je pouvais courir encore 100 m sans peine.» Malheureusement pour Ladoumègue, le 1500 m, comme avant et comme après, était long de 1500 m.
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Descendu déçu de l'Olympe, Ladoumègue se lance dans une course aux records du monde. Le 5 octobre 1930, au stade Jean-Bouin, à Paris, devant 20 000 spectateurs, il bat celui du 1500 m. Bien emmené par ses lièvres, il l'établit à 3'49" 1/5 (le précédent record raboté d'exactement 2 secondes), descendant sous les 3'50", l'un de ces seuils symboliques dont l'athlétisme est si gourmand. L'exploit s'étale dans une double page riche en photos de Match du surlendemain. «L'annonce du temps nous laissa stupéfaits ! écrit le journal. Cela dépassa réellement l'entendement et la notion athlétique. Sur la pelouse, entraîneurs officiels et sportifs acceptaient mal cette annonce qui déroutait toutes les connaissances précédentes des ressources humaines […] Comment prouver notre gratitude à Ladoumègue qui nous a valu quatre minutes sans prix, qui a fait jaillir dans des milliers et des milliers de cœurs français une saine émotion toute de réconfort et d'amour-propre», s'enflamme le journal. Mais déjà sous le dithyrambe pointe la polémique qui marquera la suite de la carrière du recordman du monde. «Jadis, le gagnant des Jeux olympiques était solennellement traité après sa victoire : de plus, il était défrayé jusqu'à sa mort des soucis matériels. Pourquoi faut-il que notre époque ou notre nation soient-ils moins favorables aux grands champions ? Que fera-t-on pour Ladoumègue ?» Une question blasphématoire dans un sport français qui baigne encore dans le coubertinisme.
«Marâtre»
En octobre 1931, un mois après avoir battu le record du monde du trois-quarts de mile anglais, Ladoumègue se confie à Match. Un autoportrait touchant d'un héros populaire, au sens propre du terme : «Je n'oublie pas que ce qui a contribué dans une large part à ma victoire, ce sont les encouragements de la foule. Je veux qu'elle sache tout ce que je lui dois ou plutôt que je lui dois tout. […] Voyez-vous la "foule" c'est elle qui m'a sorti, c'est elle qui m'a révélé. Quand je suis arrivé à Paris (élevé par sa tante après la mort de ses parents, ndlr), je me suis trouvé bien seul, bien orphelin, bien triste. J'étais orphelin. Et puis soudain, après mes premiers succès je me suis trouvé aimé par des milliers de gens. Alors pour me les attacher, j'ai travaillé. A présent mon grand bonheur c'est de percevoir au cours de l'effort, ce cri spontané "Allez Julot". Pour tous, je veux être Julot, pas Ladoumègue. Ah cette foule qui est pour moi une mère. Le jour où elle deviendra une marâtre, ce sera fini… bien fini…»
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Le 4 octobre 1931, à Jean-Bouin, son stade, du moins celui de son club le Club athlétique des sports généraux (CASG, à l'origine dédié au rugby), Jules Ladoumègue s'empare du record du monde du mile (1609,34 mètres). En deux ans, il a établi six records du monde sur les distances entre 1000 et 2000 m : 1000 m, trois-quarts de yards, 1500, mile, 2000 yards (1828,80 m), 2000 m. Et maintenant? l'interroge Match du 13 octobre. Maintenant, «si Larva et Purje (ses deux plus sérieux rivaux, tous deux Finlandais, ndlr) viennent, je serai très heureux de les rencontrer. […] J'aime la lutte. Il faut que je m'habitue avant Los Angeles (où doivent se dérouler les JO en 1932) à la compétition serrée.»
«Cachets»
Jules Ladoumègue ne courra pas à Los Angeles. En mars 1932, il est radié par la Fédération française d'athlétisme pour «faits de professionnalisme». Dans un article joliment troussé, l'Echo de Paris du 6 mars ironise sur l'hypocrisie de la décision des pontes de l'athlétisme. «Ces chercheurs de poux dans la crinière des lions reprochent au grand champion d'avoir touché de ses mains un peu de l'argent que ses jambes faisaient gagner aux organisateurs de ses exhibitions. […] Ils n'ignorent certes que la plupart des athlètes – pour ne point écrire tous – qui atteignent à une notoriété comparable à celle de Ladoumègue deviennent de véritables attractions, "font recette" et, s'ils ne les sollicitent pas, se laissent gentiment octroyer, sous une étiquette plus ou moins hypocrite, des cadeaux qui ressemblent à s'y méprendre à des cachets.»
Même ton mordant dans Paris-Soir du 6 mars 1932 pour dénoncer la décision de la Fédération qui n'avait pas la moindre preuve assure le journal et devant laquelle Julot n'a pas pu se défendre, victime d'une panne de voiture. L'amateurisme n'est qu'hypocrisie pour les athlètes du niveau de Ladoumègue souligne le journal qui pense que la crise de puritanisme des Français va faire «bien rire à Berlin, Helsingfors, à Stockholm, à New York et ailleurs !». A Berlin justement, où, rapporte le correspondant du journal, la presse écrit : «Ladoumègue fait ce que tout le monde fait et la Fédération française se couvre de ridicule.»
Ladoumègue ira tout de même à Los Angeles. Comme journaliste pour l'Intransigeant. Il démarre son voyage pour la Californie gare Saint-Lazare ou une foule d'admirateurs est venue lui rendre hommage. Match du 26 juillet 1932 rapporte les propos de l'un d'eux, «jeune sportif échevelé» : «Ah il fallait que tu y ailles là-bas, Julot ! Quand il y aura un vainqueur olympique du 1500, il faut qu'on te voie, toi, au bord de la piste! Ça les fera réfléchir.»
Privé de compétitions officielles, Ladoumègue participe à des exhibitions contre des chevaux ou effectue en URSS en septembre 1935, une tournée de propagande au cours de laquelle il est opposé aux coureurs soviétiques, raconte l'Excelsior.
En octobre 1935, la radiation de Ladoumègue est confirmée. Désespéré mais fier, l'athlète réagit dans Paris-Soir du 30 octobre : «J'ai besoin de courir, comme j'ai besoin de respirer. […] Sans doute me faudrait-il aller cirer les bottes de mes bourreaux pour obtenir leur clémence. Eh bien non !»
«Corrida»
Le 10 novembre un homme court seul de la Porte Maillot à la Place de la Concorde. Ou plutôt un homme est seul à courir. Car 400 000 personnes se massent le long des avenues de la Grande Armée et des Champs-Elysées. Pas d'adversaire pour Ladoumègue ce jour-là. Pas de chrono, seulement la mesure de sa popularité. Elle est immense. Paris-Soir, qui a contribué à l'organiser, consacre à l'événement un quart de sa une, la totalité de sa dernière page sous la forme de deux photos et une page à l'intérieur couronné de ce titre, «Paris a fêté Ladoumègue».
Le récit du journaliste chargé de suivre (en voiture) le coureur raconte l'inimaginable ferveur qui entoure Julot : «Dès la porte Maillot, la cohue était telle que le champion ne pouvait venir au départ. Chacun se disputait la joie de le porter en triomphe, chacun voulait lui serrer la main. L'enthousiasme était indescriptible. […] L'émotion bloquait sa poitrine, coupait ses jambes. Ses yeux étaient mouillés, ce n'était pas des larmes, c'était plus. C'était la reconnaissance éperdue de ce pauvre bougre issu de rien et que des centaines de milliers d'admirateurs venaient applaudir.[…] Mais quand Maurice Chevalier donna le départ, toute émotion disparut. C'est le propre de notre grand champion de ne plus penser qu'à la course quand le pistolet a claqué. Et ce fut la ruée, une ruée comme on ne pouvait l'imaginer. Quelque chose de surhumain. A travers la foule, Ladoumègue dut se frayer un passage. Devant lui, derrière lui, cyclistes, motocyclistes et automobilistes se livraient à la plus belle des "corridas". […] Et ce fut la descente des Champs-Elysées. L'enthousiasme se transforma en délire.» En dernière page, une photo montre la pagaille indescriptible place de la Concorde à l'arrivée du héros du jour. «Après l'arrivée le grand champion, nullement fatigué mais très ému, fut placé sur de solides épaules puis soustrait aux manifestations délirantes de ceux qui l'aiment et l'admirent. Ce fut vraiment l'apothéose de Jules Ladoumègue.» L'apothéose d'un homme simple qui voulait seulement courir.
Suite et fin de l'histoire. En 1937, on retrouve Ladoumègue dans… un cirque, où il fait admirer sa foulée aérienne sur un tapis de course. Il se produit dans les plus grands music-halls d'Europe. Ce Soir du 26 mars 1939, le déniche dans un cours de danse où il prépare un spectacle. En 1943, en pleine guerre, sa suspension est levée mais il ne disputera plus une grande compétition. Le Journal du 29 août 1943 rapporte qu'à 36 ans, il s'est comporté honorablement dans un 1 500 m lors d'une rencontre Sud-Nord à Bordeaux (sa ville d'origine), où il fut acclamé. Peu de temps auparavant, il avait refusé de participer aux championnats de France. Cette même année, Paris-Soir raconte qu'il est l'instigateur d'une soirée d'athlétisme dans son cher stade Jean-Bouin au profit des anciens internationaux prisonniers de guerre. Dans les années 50, il anime des émissions sportives à la radio nationale. Il meurt d'un cancer le 2 mars 1973 à 66 ans. Jules Ladoumègue n'a jamais nié avoir été rétribué pour se produire. En septembre 1943, il disait à Paris-Soir : «Je voudrais que l'on sache que je n'ai jamais couru pour vraiment gagner de l'argent.»