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Libération
Interview

Laurent Tillie : «Le volley, c’est aussi du poker»

Le sélectionneur de l’équipe de France, qui a validé son billet pour les JO de Tokyo après avoir remporté le tournoi de qualification vendredi, revient sur une campagne où tout annonçait une déconvenue.
France´s head coach Laurent Tillie celebrates a point during the Men's CEV Tokyo Volleyball European Qualification 2020 semi-final match Slovenia vs France at the Max Schmeling hall in Berlin on January 9, 2020. (Photo by John MACDOUGALL / AFP)
publié le 12 janvier 2020 à 20h56

Une conclusion dans les larmes : celles de Laurent Tillie, le sélectionneur de l’équipe de France de volley, assis sur son banc, la tête cachée derrière son bloc-notes. C’était après la balle de match qui expédiait les Bleus au Japon à l’issue d’une finale remportée 3-0 vendredi à Berlin contre l’Allemagne, point final inespéré d’un tournoi de qualification olympique où pas grand monde ne se serait risqué à miser sur les tricolores. Problèmes judiciaires de la star Earvin Ngapeth (accusé de harcèlement après une main aux fesses dans une boîte brésilienne), sentiment de déclin après les années fastes, le champion d’Europe (la Serbie) et son dauphin (la Slovénie) de l’autre côté du filet, défections diverses (blessures, méforme, deuil) en rafale… Le coach revient sur les coulisses d’un exploit.

Quels sentiments vous ont traversé sur la balle de match ?

Un grand vide s’abat sur vous. Vous vivez avec les joueurs cinq mois par an, vous les brusquez, vous êtes en vigilance permanente pour voir les signes montrant qu’untel sort du cadre, vous exigez tant et plus même quand ils sont fatigués, et pof… On perd pied. On tombe. Je n’ai toujours pas atterri.

Quand les Slovènes se promènent pour mener 2 sets à 0 en demi-finale jeudi, vous racontez quoi aux joueurs ?

Qu'il faut garder le cap. La métaphore du rafting, quand ça remue : tu essaies de contrôler sans te renverser. Ça revient à accepter que les Slovènes jouent bien, que s'ils continuent ainsi tu peux perdre en trois sets et passer à côté des JO. Il fallait revenir à des choses simples, jouer moins vite. Et attendre. Ça demande des joueurs adultes, qui ont déjà vécu des choses similaires [les Bleus avaient renversé les Bulgares dans des conditions semblables lors de l'Euro 2015, remportant le titre le lendemain, ndlr]. Après, les jeunes que j'ai lancés [notamment Antoine Brizard à la passe] ont apporté un dynamisme précieux ce jour-là.

Les attitudes…

(Il coupe.) C'est très important dans ces moments-là. Sur le parquet, tu vois tout ce qui se passe en face : un mec qui engueule son coéquipier, un soupir, la tête qui penche un peu… De l'autre côté du filet, tu prends espoir. Le volley, c'est aussi du poker : le langage corporel doit être maîtrisé.

Vous passiez jusqu’ici pour être assez conservateur dans vos choix. En Allemagne, vous avez changé beaucoup de choses…

Je pense ne pas toujours avoir été compris : je ne suis pas conservateur, j’aime bien avoir une équipe hiérarchisée. Ainsi, les joueurs digèrent mieux les responsabilités et la pression qui va avec. Si le joueur tient cette pression, il reste. S’il ne la tient pas, je change.

Je ne suis pas contre le changement, mais il faut que le joueur qui arrive soit prêt à ce qui va lui tomber dessus et ça n'arrive pas du jour au lendemain. [L'attaquant] Jean Patry n'a jamais été aussi important qu'en Allemagne mais il est avec nous depuis 2017, il a eu le temps de comprendre beaucoup de choses avant de peser sur les matchs dans ces proportions. Ceux qui laissent la place, comme Benjamin Toniutti ou Kévin Tillie [son fils, qui joue en Pologne] à Berlin, doivent comprendre pourquoi, ressentir que celui qui arrive est plus efficace à ce moment-là.

Quel moment vous restera plus particulièrement en mémoire ?

Le briefing avant le premier match, contre les Serbes, champions d'Europe. Les semaines précédentes avaient été incroyables. Des blessés [Thibault Rossard et Trévor Clévenot], un absent pour raisons personnelles, l'épouse de mon fils sur le point d'accoucher, sauf que ça ne vient pas… il a pu nous rejoindre le tout dernier jour de la clôture des listes.

Quand on embarque pour Berlin le 3 janvier, le kiné doit partir : problèmes familiaux graves [son père décédera par la suite] et on parle d'un homme qui était là dès mon arrivée en 2012, bien avant même, qui soigne les corps, qui écoute, dans un contexte où les émotions sont ressenties d'une façon exponentielle puisque l'on vit ensemble cinq mois par an, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Toujours dans le staff, un entraîneur nous quitte pour prendre la sélection estonienne : on perd en analyse des adversaires, en équilibre de travail… Là, on se dit, quand est-ce que ça va s'arrêter ? Et le jour du premier match contre les Serbes, rien. Un bon signe.

Le briefing ?

On avait décidé de raconter une histoire aux joueurs en tenant justement compte des difficultés rencontrées lors de la préparation. Et là, j'ai tout de suite compris que ce récit était partagé par eux, avant même que j'ouvre la bouche. Cette histoire était déjà la leur, et la victoire 3-0 qui a suivi lui a donné de la crédibilité, tout comme la défaite 2-3 face aux Bulgares le lendemain : gagner deux sets [et un point] alors qu'on avait autant subi…

L’équipe a-t-elle un style propre ? Vous rencontrez souvent des joueurs plus grands, plus puissants…

Disons qu’on accepte nos défauts. On n’essaie pas de jouer comme les autres. L’équipe, c’est comme une mosaïque : Yacine Louati apporte sa décontraction, Earvin Ngapeth sa folie, Jean Patry de la puissance et de la continuité… Pour le reste, je leur demande de jouer. La technique, le physique ou la tactique ne sont pas tout : il faut jouer. Quitte à accepter les débordements : quand ça tournait en finale, certains voulaient en faire trop, relancer en faisant un petit saut… A moi d’être vigilant.