Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur un épisode de l'histoire du sport telle que l'a racontée la presse de l'époque. Aujourd'hui : Jacques Cartonnet, nageur de haut niveau, qui a sombré dans la collaboration et qui est suspecté d'avoir dénoncé son rival Alfred Nakache, déporté à Auschwitz, alors que l'on commémore ce lundi 27 janvier le 75e anniversaire de la libération du camp par l'Armée rouge.
Jacques Cartonnet est-il responsable de la déportation de son rival Alfred Nakache, que l'on surnommait le «nageur d'Auschwitz» ? La question n'a jamais trouvé de réponse définitive. Ce qui est sûr, c'est que le premier, défié et battu par le second en 1938, ne cachait pas son antisémitisme et s'est vautré pendant la guerre dans la collaboration la plus vile.
Auparavant, Cartonnet fut un nageur de haut niveau, deux fois recordman du monde sur 200 m brasse entre 1933 et 1936. Un champion au dilettantisme assumé, qui avouait, mais peut-être était-ce une coquetterie biographique, «n'avoir jamais fait de sport avant 17 ans et avoir horreur de l'eau», raconte le site Galaxie Natation. Il rapporte que Cartonnet «rata complètement ses Jeux olympiques à Los Angeles [en 1932], disparaissant pendant des jours en compagnie d'une star hollywoodienne qu'il avait séduite avant la course, au cours d'une visite des studios ! Accusé de professionnalisme, il créa un club dont il était l'unique nageur, le Cartonnet Swimming Club, ce qui lui permettait de toucher des enveloppes, à travers sa mère qui officiait comme dirigeante». Le livre Histoire secrète du sport (1) résume le bonhomme : «fils unique surdoué, séducteur, viveur». Mais également un homme aux convictions politiques sans ambiguïtés. En 1938, alors qu'il est encore nageur de haut niveau, Jacques Cartonnet dirige l'Union populaire de la jeunesse française, la branche jeunes du Parti Populaire français (dirigé par Jacques Doriot et ouvertement fasciste) comme le précise, le 1er juillet, l'hebdomadaire Je suis partout. Cartonnet est également membre de la rédaction de ce journal, le plus virulemment fasciste et antisémite jamais publié en France. L'organisation que préside le nageur se propose d'organiser des «camps de vacances nationalistes».
Je suis partout promeut une saine éducation de la jeunesse française dans une page baptisée «la Force dans la joie». Jacques Cardonnet y tient une chronique «Voulez-vous nager avec moi?». Le 22 juillet, il y vante son sport en termes lyriques : «Parfois, lorsque la vague mugissante vient mourir sur la grève, elle déposera un corps épuisé ayant dépensé dans l'eau tout ce qu'un état de plénitude et de jeunesse physique pouvait lui conférer.» Il y livre aussi sa méthode pour apprendre à nager, rappelant qu'en France, 3 000 personnes se noient chaque année. Dans sa chronique du 22 septembre, le spécialiste de la brasse explique les subtilités du crawl, «sans aucun doute la plus rapide [des nages modernes, ndlr] mais non la plus significative quant au développement rationnel du corps».
Pendant la guerre, Cartonnet continue de nager. Le 22 juin, il bat le record d'Europe du 100 m brasse, rapporte l'Œuvre le lendemain. Un an plus tard, Paris Soir informe qu'il a été battu par Nakache sur 100 m brasse. Le 17 février 1943, le Journal des débats politiques et littéraires annonce que la rencontre entre Nakache et Cartonnet sera le clou de la réunion à Clermont-Ferrand.
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Sous l'Occupation, Cartonnet a adhéré au Rassemblement national populaire de Marcel Déat qui en appelle à une «Europe nazie unifiée». Il s'engage dans la Milice. D'abord délégué départemental aux sports de l'organisation en Haute-Garonne, il en est promu chef du service Jeunesse et Sports. Il travaille aussi comme propagandiste, exprimant un antisémitisme virulent, ce qui nourrit les soupçons sur sa responsabilité dans la déportation en décembre 1943 d'Alfred Nakache. Ce dernier est annoncé mort en 1944, notamment par l'Humanité du 31 août, une information qui s'avérera fausse par la suite. Le journal écrit qu'il a été dénoncé «par le père du milicien Pallard, concurrent malheureux». L'Huma manie le sous-entendu : «Un crime affreux a été commis avec des complicités françaises. Nous signalons également que Cartonnet n'était pas un ami de Nakache.» Le livre Histoire secrète du sport accrédite plutôt la première thèse. «Alfred Nakache a-t-il été dénoncé par Jacques Cartonnet? Certains de ses proches le pensent. Le nageur lui-même n'a jamais voulu le croire et penchait pour la culpabilité d'un autre camarade, acquis aux idées de la milice et qui fut son coéquipier en relais.»
En 1944, avec un millier de collaborateurs et membres de la Milice, il se réfugie à Sigmaringen, au sud de l'Allemagne, où s'est installé le gouvernement de Vichy. La rédaction de Je suis partout aussi a emménagé dans le château de cette ville du Bade-Wurtemberg. Cartonnet devient le responsable de la rubrique sportive du journal la France, tout juste fondé par le collaborateur Jean Luchaire. Il est nommé membre de la Commission gouvernementale de Sigmaringen (qui a remplacé le gouvernement de Vichy) en qualité de secrétaire d'Etat aux Sports. Le 11 septembre 1944, Ce soir ironise sur la fuite de Cartonnet : «Le brillant capitaine milicien Jacques Cartonnet a jugé plus prudent d'effectuer un repli stratégique vers l'Est. […] Il a textuellement déclaré : "Je vais m'offrir une petite villégiature en Suisse et, dans un an, tout sera oublié : je rentrerai et serai accueilli à bras ouverts." […] On parle beaucoup d'épuration en ce moment et la Fédération de natation serait bien avisée d'exclure les quelques individus qui, pendant quatre ans, se sont vautrés dans la collaboration…» Le site Galaxie Natation rapporte : «Cartonnet s'est compromis avec les Allemands. Il avait besoin d'argent, aimait la grande vie et ne rien foutre. Il était beau, avait du succès. Il était assez marginal, même dans le milieu de la natation.»
Jacque Cartonnet est condamné à mort par contumace pour collaboration par la Cour de justice de Toulouse le 19 mars 1945. Réfugié en Italie, il est arrêté à Rome l'année suivante mais réussit une évasion spectaculaire raconte l'Aube du 5 avril 1946 : «L'ancien champion de natation et ex-milicien Jacques Cartonnet, qui avait été arrêté en Italie, a réussi à s'évader en sautant, au moment du départ, de l'avion qui devait le transférer de Rome à Paris.»
Il est repris en 1947 peut-on lire dans l'Aube du 11 novembre: «Il s'était réfugié sous une fausse identité dans un couvent de Foligno, consacrant son temps à la peinture et à des leçons de natation à la piscine locale.» Cartonnet se défend alors d'avoir été un collaborateur actif, s'estimant victime de sa célébrité: «J'ai été injustement condamné à mort puisque, au sein de la milice, je n'ai servi qu'à titre d'instructeur sportif. J'espère que mon procès sera révisé dans un climat moins "fâcheux".» Trois ans plus tard, le 30 décembre, citant le journal italien il Tiempo, l'Aube dit qu'il ne sera pas extradé.
Le parcours de Jacques Cartonnet se perd après sa deuxième arrestation. Il serait mort en Italie en 1967.
(1) La Découverte (2019)