Chaque samedi avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l'a racontée la presse de l'époque. Aujourd'hui, retour en six points sur l'incroyable destin du rugbyman toulousain Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère.
Le match des borgnes
Il faisait un temps à ne pas mettre un première ligne dehors ce 1er janvier 1920. Pourtant, 30 000 spectateurs ont rempli le Parc des Princes pour ce match France-Ecosse. Les joueurs ont eu l'honneur de serrer la main du président de la Chambre, Paul Deschanel. Ce jour de l'an marque la renaissance du XV de France, dont le dernier match remonte à 1914 : une fessée subie à domicile contre l'Angleterre (13-39) dans le Tournoi des V nations. «Rappelons-nous, écrit l'hebdomadaire la Vie au grand air qui rend compte de la journée dans son édition du 20 janvier. Les anciens ont connu l'échec, la déroute, la honte presque. Bafoués et ridicules aux yeux de la majorité, ils ont subi les heures mauvaises, les lourdes défaites, le mépris. Regardez leur œuvre, voyez où en est venue leur ténacité : trente mille spectateurs attendent anxieusement le coup d'envoi d'un match.» Les Français s'inclinent honorablement: 5-0. «Nos adversaires comptaient dans leur rang deux blessés de guerre ayant perdu un œil dans les combats, note le journal; de même parmi les nôtres, Thierry et Lubin. Cette infirmité ne semble en rien limiter l'ardeur et la valeur de ces joueurs. Il faut admirer l'énergie dont ils ne cessent de faire preuve à cette occasion en continuant à pratiquer le rugby malgré le danger que leur fait courir la dureté fréquente de ce sport.»
Quatorze balles dans le cul
L'un des borgnes de ce match se nomme donc Lubin, Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère pour l'état-civil. Il a perdu un œil pendant la guerre. Ce ne fut pas sa seule blessure. Pilier ou seconde ligne, l'homme était robuste (1,81 mètre pour 90 kilos). Sa solide constitution lui a peut-être sauvé la vie. Dans son livre Trois balles dans la peau, Denis Lalanne, illustre plume de l'Equipe, décédé en décembre, raconte l'histoire extraordinaire du Toulousain : «Il tombe à la bataille de la Somme en 1916 avec quatorze balles dans le corps et un œil crevé. […] Il est porté disparu, mort au champ d'honneur à 25 ans.» Après la guerre, écrit Lalanne, «le rugby n'est qu'un cimetière». «Mais Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère, lui, s'exclut du lot tragique un beau dimanche de 1919 lorsque, au regard ébahi des fidèles du stade des Ponts-Jumeaux [il a accueilli les matchs du Stade toulousain de 1907 à 1980, ndlr], il ressuscite sans prévenir après trois ans d'absence. L'explication est qu'il a été relevé par l'ennemi entre les lignes, soigné et retenu en Allemagne jusqu'à la fin des hostilités. Il faut l'entendre raconter sa guerre et "ses quatorze balles dans le cul".»
Justement, dans Lyon républicain du 5 juin 1933, un de ses ex-coéquipiers explique comment Lubin-Lebrère racontait sa guerre. «Comme tous les boute-en-train méridionaux, il racontait beaucoup d'histoires. Elles étaient souvent invraisemblables, une surtout, celle qui expliquait comment il avait perdu un œil à la guerre. Il était parti dans l'infanterie. Un jour, au début des hostilités, on les fait charger à la baïonnette, une marmite tombe à ses pieds, éclate, lui crève un œil et le blesse au genou : "Je tombe, et une heure ou deux après, je me réveille… j'étais entre les deux lignes et j'avais perdu beaucoup de sang. Je me dis : Lubin, tu ne peux pas rester là… je me soulève… et je prends une balle dans le… je retombe. Au bout d'un moment je me dis : Lubin il faut que tu rentres en France. Je me redresse. Pan ! encore une balle qui m'attrape. J'ai essayé quatre fois quand même, à chacune j'ai pris une balle, sauf la dernière où le gars qui me visait s'est servi d'une mitrailleuse et m'en a mis douze dans le coffre ! Tu parles si j'étais repéré… mais je suis rentré quand même!" Eh bien ! le comble c'est que cette histoire-là, au moins, était rigoureusement vraie.»
Monsieur le maire
On appelait Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère «Monsieur le maire», parce qu'il était employé à la mairie de Toulouse. L'Intransigeant du 9 mars 1923 raconte qu'il se fit carrément passer pour le premier édile de la Cité rose lors d'un match en Ecosse. «On se souvient que l'excellent international de rugby Lubin, au cours d'un voyage en Ecosse de l'équipe tricolore, passa pour un maire de Toulouse». Plus tard, un de ses anciens coéquipiers racontera, toujours dans Lyon républicain, le gag par le menu. «Nous étions allés disputer un match à Edimbourg et après le match, on avait donné un grand dîner en notre honneur. Le chef du protocole entendant que nous appelions Lubin "Monsieur le maire", s'approcha et lui demanda "de quelle ville?" Lubin très calme, lui répond : "De Toulouse" […]. Aussitôt on le présente à toutes les autorités et on le place à côté du représentant du roi d'Angleterre. Mon Lubin, oubliant son titre et ses fonctions, mange comme quatre, boit comme dix, donnant une idée assez pittoresque des édiles français.»
La baston de Colombes
L'Intransigeant enterrait un peu vite «le vétéran» Car, un an plus tard, le miraculé était titulaire lors d'un match resté fameux pour sa violence : la finale des Jeux olympiques de 1924, à Paris, entre la France et les Etats-Unis. Toute la presse ne donnait pas cher des Américains, des spécialistes de leur football, mal dégrossis destinés, pensait-on, à se faire fesser cul-nu par des Français rompus aux finesses du rugby. Ainsi peut-on lire dans la Presse du 18 mai 1924 : «L'avantage de la France sera certain. Chez les avants tout d'abord, existe une supériorité manifeste dans le jeu ouvert et à la touche courte grâce aux combinaisons extrêmement variées que savent ébaucher les Lasserre, Cassayet, Lubin…»
Cataclysme à Colombes. Les Français s'inclinent 17-3. Dans les tribunes ou sur la pelouse on a ouvert en grande la boîte à gifles. Un des protagonistes résuma ainsi le spectacle: «C'est ce qu'on peut faire de mieux sans couteaux ni revolvers.» Ce match provoqua l'exclusion du rugby du programme olympique. Un épisode raconté dans une précédente livraison de Rétrosports: 1924 : la baston de Colombes condamne le rugby olympique.
A LIRE AUSSI DANS LA RUBRIQUE RÉTROSPORTS1910 : le premier match de la France dans le Tournoi des cinq nations; 1913 : les Springboks débarquent en France; 1925 : la première tournée historique des All Blacks en France; 1931 : violence, amateurisme marron, la France exclue du Tournoi des cinq nations.
La Marseillaise de Dublin
Un autre fait d'armes de Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère s'est déroulé quatre ans plus tôt en Irlande. Match du 4 janvier 1927 revient sur l'histoire. «L'équipe de France s'en alla en Irlande une année d'après-guerre, juste au moment où finissait une insurrection de sinn-feiners. Dans le train, visages sévères, soldats armés à la porte de tous les wagons. Brrr ! Sur le paquebot, fouilles et contre-fouilles sous la menace du revolver. Ce n'était rien encore ! Quand le team français arriva à Dublin et se risqua dans les rues criblées d'éclats d'obus, franchissant des vestiges de barricades, il y eut autour des visiteurs un afflux de populaire. Des silhouettes menaçantes, brandissant des gourdins, entouraient nos internationaux. Alors Lubin, peu tranquille, de crier : "French team ! French team !" Et les rangs de la foule irlandaise s'ouvrirent.»
La suite de l'épopée irlandaise est encore plus croquignolesque. Il y est encore question de Marseillaise. Elle sera racontée à Match du 14 juin 1932 par Charles Brennus, «le père du rugby français», qui accompagnait l'équipe de France. «C'est en 1920 à Dublin que j'eus ma plus poignante émotion. Pensez donc, j'avais perdu Lubin, Monsieur le maire. Nous étions tombés en pleine révolution irlandaise. La ville était en état de siège. La veille, le premier magistrat avait été tué à coups de revolver dans un tramway. […] Au moment du dîner on chercha vainement Lubin. Il avait disparu. Nous étions très inquiets lorsqu'un coup de téléphone du commissaire de police nous avertit que Lubin était au violon. Voici ce qui s'était passé. Les insurgés avaient adopté la Marseillaise comme hymne de leur idéal. Maître Lubin, flânant sans émotion dans les rues avait entendu soudain le refrain de notre chant national qui semblait provenir d'une cave. Monsieur le maire n'hésita pas un instant et descendit parmi les insurgés pour faire sans doute de la propagande française. C'est là qu'une descente de police le surprit comme il tenait vaillamment sa partie dans les chœurs.»
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Toujours «présent» à l’hommage aux disparus
«Une émouvante manifestation sous le ciel de Toulouse : la fête du Souvenir, hommage aux sportifs disparus, rapporte le Midi socialiste du 3 juin 1940. «Le défilé terminé, dans un silence impressionnant, est égrainé la liste poignante des noms de ceux qui sont tombés. Les mots aussi, hélas ! ont leur douleur. Et à chaque nom l'international Lubin d'une voix forte répond "présent !".» Une scène moult fois jouée. A chaque cérémonie d'hommage aux rugbymen toulousains morts dans les tranchées, Lubin répondait présent à l'appel de leur nom pour entretenir la flamme du souvenir.
Suite et fin de l'histoire. Monsieur le maire est mort en 1972 à 81 ans. Il a joué jusqu'en 1925 pour se forger un palmarès très respectable : 15 sélections en équipe de France, champion de France en 1922, 1923 et 1924 avec le Stade toulousain, le club auquel sa fidélité ne fera jamais défaut. «Jusqu'à sa mort, il est resté dirigeant, a raconté à 20 minutes Henri Fourès, président des Amis du Stade. Il assistait à tous les entraînements. C'était le vrai Toulousain, franc et droit.»