Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales. Comment le social explique le sport, et inversement.
Les mesures prises suite à l'apparition du Covid-19 en Europe ont paralysé l'ensemble de l'activité sportive de haut niveau et le confinement a interdit les pratiques sportives de masse. Ces restrictions n'empêchent pas de pratiquer une activité physique chez soi, ni même de courir dehors, en respectant bien entendu les règles sanitaires édictées. Cette situation inédite nous invite implicitement à repenser notre activité corporelle et sportive. Dès lors interrogeons-nous : quel bienfait peut-on tirer d'une activité sportive en période de confinement?
Le retour à soi
Premièrement, l'ensemble du savoir sur le phénomène sportif nous rappelle que le sport se divise globalement en deux systèmes. Si le sport moderne se caractérise par la confrontation avec autrui au travers d'une compétition débouchant sur une hiérarchisation des individus, il est aussi un moyen pour les individus de se confronter à eux-mêmes. Ce deuxième aspect, comme le rappelle le sociologue Paul Yonnet, appelle les individus à se livrer à une «compétition privée, intime, dont ils sont seuls les juges», se mesurant «à eux-mêmes au figuré comme au propre». La situation actuelle favorise de fait cet aspect du phénomène sportif en nous invitant à pratiquer une activité pour nous maintenir en forme, tout en limitant nos déplacements et nos contacts. Ainsi l'obsession de la performance se retrouve réduite et l'idée de mérite est détachée de la hiérarchisation avec autrui.
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D'un point de vue plus anthropologique, cette absence même de compétition et de classement apparaît comme une «célébration du corps, des sensations et des émotions», selon les analyses du chercheur David Le Breton. En effet, pour ce dernier, le souci de se mesurer à soi «et de mieux faire que la dernière fois» alimente «une intensité d'être qui fait défaut dans l'ordinaire». Et en ce sens, revendiquer cette forme de «dualité» face à soi, c'est se confronter à ses «ressources personnelles, à sa sagacité, à sa résistance, à ses nerfs». C'est en quelque sorte rediriger ses efforts et mieux les redéfinir. Cette pratique à domicile nous invite donc à éprouver «l'apaisement de nos limites et prendre chair dans notre existence».
L’effort comme élévation morale
Ces écrits de David Le Breton concernant le sport pour soi, celui que l'on fait à la maison ou seul à l'extérieur, mettent aussi en avant l'importance de l'effort et de sa nature. Sur ce thème précisément, les travaux de la philosophe Isabelle Queval nous renseignent sur la notion du «bon effort». D'après elle, le bon effort serait un acte qui s'affranchirait de la morale du dépassement de soi permanent, c'est-à-dire de l'idée «d'être quelque part où l'on n'est pas». Autrement dit, le bon effort serait une action éloignée des formes de domination extérieures, permettant à l'individu de s'accomplir «en se retrouvant soi». La période de confinement apparaît alors comme un temps adéquat pour renouer avec cette idée de bon effort, puisque cette notion renvoie aussi à la conception que certains penseurs grecs et romains se faisaient de l'exercice physique et plus généralement de l'action humaine.
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Dans un monde clos et fini comme pouvaient le concevoir les philosophes antiques et notamment Aristote, la perfection physique et intellectuelle est synonyme de correspondance avec la nature et son ordre. Ainsi, l'exercice physique qui permet d'être en pleine forme et en bonne santé est pleinement recommandé, mais avec une certaine pondération relative aux limites naturelles. L'activité corporelle doit répondre à un équilibre et «ne doit pas être pratiquée au détriment d'autres disciplines», comme le rappelle le chercheur en philosophie Mael Goarzin. Pour ce dernier, l'exercice physique dans le monde antique n'a d'ailleurs pas d'autre objectif que la vertu de l'âme, en particulier le courage (juste mesure entre la crainte et la témérité). L'exercice physique, tel que les anciens le préconisaient, devait avant tout permettre une élévation morale bénéfique à la cité. Et en ce sens faire du sport avec modération, comme on est contraint de le faire en cette période, permet aussi d'être plus vertueux pour la société.
En somme, le confinement est une occasion de pratiquer le sport autrement. Les injonctions propres à la compétition sportive (notamment avec autrui) étant absentes, il est possible de se tourner vers une pratique moins intense, plus personnelle et plus profonde. Par ailleurs, les bénéfices à la fois physiques (corps magnifié pour l'été) et psychologiques (se sentir mieux) que l'on peut tirer permettent une élévation de notre condition et une meilleure compréhension de ce qui nous entoure, en particulier de la situation actuelle.