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Les Midinettes, de la marche de 1903 aux manifestations de 1917

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Symboles de frivolité au début du XXe siècle, les ouvrières des ateliers de couture parisiens deviendront par la suite les conquérantes de nouveaux droits sociaux dont bénéficieront ensuite tous les salariés.
La marche des Midinettes, le 25 octobre 1903. (Photo Jules Beau )
publié le 26 avril 2020 à 12h53

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l'a racontée la presse de l'époque. Ce samedi: la course des Midinettes, en 1903.

Avant de désigner une jeune ingénue au cœur d'artichaut, d'une sentimentalité naïve au point d'être touchante, le terme «midinette» évoquait presque une classe sociale. Celle des employées des ateliers de coutures parisiens du début du XXsiècle. Travaillant loin de chez elles, mal payées, elles devaient se contenter de déjeuner sur le pouce, souvent sur le banc d'un square. Pas vraiment un repas de midi, plutôt une dinette. Midi + dinette = midinette. Cette dernière va devenir un personnage incontournable d'un folklore parisien qui les caricature en jeunes écervelées bien sympathiques et frivoles alors qu'elles sont plutôt des ouvrières exploitées.

En 1903, le journal le Monde sportif imagine leur organiser une «marche des midinettes». Dans son édition du 24 septembre l'Echo de Paris s'enthousiasme pour l'initiative de son concurrent et salue «la gracieuse et originale idée de Georges Breittmayer, qui consiste à organiser une épreuve pédestre exclusivement réservée aux honnêtes petites ouvrières parisiennes qui vont généralement à pied.» Industriel du gaz, Breittmayer fut un artisan actif du développement du sport en France. Il organisait notamment des marches et des courses dans les grands parcs parisiens. Ces manifestations connaissent un succès tel que l'homme est obligé de créer une structure pour les encadrer. C'est ainsi qu'en 1882, il fonde avec ses frères, ce qui deviendra une institution du sport hexagonal : le Racing Club, plus tard rebaptisé Racing Club de France, toujours en activité aujourd'hui. «La course aura lieu le dimanche 25 octobre, sur le parcours de Paris à… Nanterre !» Pourquoi ces points de suspension et d'interrogation ? Parce que la ville de l'ouest parisien est alors connue pour sa fête de la Rosière, crée en 1818 par la municipalité en étroite relation avec le curé du cru. Elle récompense chaque année une jeune fille particulièrement vertueuse. Une qualité qu'on ne prête pas forcément à la midinette, réputée légère.

Sous le titre «Les midinettes font du sport», la Liberté du 25 octobre raconte que ce qui s'annonçait comme une aimable promenade collective connaît un succès surprenant. «Songez qu'elles seront plus de deux mille cinq cents, plus de deux mille cinq cents, demain, à filer d'un pas allègre vers Nanterre. Deux mille cinq cents ! L'effectif de deux régiments d'infanterie. L'animation la plus vive règne dans le monde de la couture et de la mode, poursuit le journal. Il n'est pas une petite arpette qui se sentant des jambes solides ne soit venue apporter son engagement au Monde sportif [le journal organisateur]. Les unes s'entraînent, les autres point […] Il y a des favorites, des outsideresses «Nanterre est complètement en révolution, prévient le journal. Chose admirable et unique, le conseil municipal décréta à l'unanimité que la place de la Mairie étant trop petite pour accueillir un tel bataillon, on déplacerait le marché. Déplacer le marché ! Si vous avez habité la province, vous sentirez l'importance d'une telle décision.» La course donnera lieu à l'attribution des récompenses les plus loufoques. On ne distinguera pas seulement les trois premières. Le journal liste les prix : «Une bonbonnière à la première brune aux yeux bleus. Un corsage brodé à la 13e…» Le journal subodore que les midinettes se disputeront la 17e place. Elle sera en effet récompensée d'une «promenade en auto offerte par un sportsman». «Il se pourrait que dans ce cas-là, à l'arrivée, certaines laissassent galamment passer une ou deux concurrentes devant elles pour avoir une place favorisée. La promenade en auto fera bien des envieuses.» Mais attention avertit le journal, «le Prince Charmant n'est peut être qu'un vieux et vilain chauffeur».

La course des midinettes a été un incroyable succès. Et un effroyable bordel, rapporte le Gaulois du 26 octobre. «Le départ devait être donné à 10 heures du matin aux Tuileries. Le "starter" n'a pu abaisser son drapeau qu'à 10 heures et demie, tellement la foule était considérable sur la place de la Concorde et dans l'avenue des Champs-Elysées. C'était une cohue effroyable, qui se pressait, se bousculait au milieu des automobiles, des vélos, des fiacres, des omnibus et des voitures de toutes sortes en panne. Quel souverain attend-on ? Nous demande curieusement un paisible promeneur ahuri.»

Le Gaulois fustige le manque d'organisation et déplore que «trop nombreuses», les midinettes «n'[aient] guère apporté d'originalité dans leurs costumes : toutes ou presque toutes sont en cyclistes – jupes ou culottes – coiffées de bérets ou de polos. Il y a des gamines de 14 ans et des femmes beaucoup trop âgées pour être classées dans la catégorie des midinettes.» Le journal souligne cependant les efforts vestimentaires des équipes des grandes maisons de couture. Outre le physique de certaines concurrentes, dont «une délicieuse jeune fille aux cheveux châtain clair, mince élancée et fine dans un exquis costume de course», c'est pour le Gaulois le seul point positif de ce Barnum. Dans la cohue, «ce n'est pas la meilleure marcheuse qui tient la tête, c'est celle dont les coups de poing ont été les mieux distribués». Bref, pour le journal, cette farce n'a rien de sportif et ne rend pas honneur à la gent féminine : «Qu'on fasse de la midinette une adepte des sports gracieux, passe encore, mais à quoi bon mettre ces pauvres petites dans la position affreuse du pedestrian, coudes au corps, mouchoirs aux dents et arpentant l'asphalte comme des énervées», cingle le Gaulois

Le Journal a constaté la même confusion que le Gaulois mais s'en amuse plus qu'il ne s'en offusque. Il a même trouvé «sensationnelle» cette course remportée par Mlle Jeanne Cheminel, dossard 284, qui a parcouru les 12 kilomètres en 1h28. «Une très agréable personne : brune, âgée d'environ 24 ans, de taille moyenne et d'allure décidée», apprécie le quotidien. A l'arrivée, «on l'acclame, on l'embrasse. On la juche sur une auto où elle est dévisagée par mille petits yeux cristallins des objectifs brandis vers elle qui l'entourent d'un cercle discret et menaçant. […] La foule lui fait une escorte triomphale dans un hourvari de trompe et de halètements de trompes d'auto.»

L'auteur de l'article a «pu causer quelques instants avec la gagnante». «Elle m'a dit que sa victoire, tout en lui étant des plus agréables, ne l'avait pas surprise outre mesure. Elle s'était, en effet, entraînée de façon sérieuse. - Etes-vous fatiguée, au moins ? lui demandons-nous. — Pas du tout, nous répond-elle, vaillante.  Prête à recommencer ? — Qui, sait ! Faudrait pas me défier. Et, comme je demande à Mlle Cheminel ses impressions de route, elle me répond, très simplement qu'elle n'en a aucune. Pas une seule fois, dit-elle, je n'ai regardé derrière moi. J'allais tout droit, impatiente d'arriver. Un boulet de canon ne m'eût point fait tourner la tête.»

Et le journal de moraliser : «Puissent les compliments dont Mlle Cheminel a été l'objet à l'arrivée et au banquet qui a suivi, ne pas lui faire tourner davantage la tête. Puisse également cette attitude être un exemple pour les autres "midinettes", tentées parfois de se retourner quand les vieux messieurs – les jeunes aussi, souvent – se mettent pour elles en frais de compliments.» Un destin de starlette s'offre à la midinette mais sur les épaules elle garde la tête : «Le triomphe de Mlle Cheminel ne serait pas complet si des propositions ne lui venaient pas de nos music-halls. Plusieurs, déjà, hier dans la soirée, lui ont été faites. Elle est bien résolue à les repousser toutes. Modiste elle est, modiste elle entend rester.»

Suite de l'histoire. Heureusement, la midinette n'entrera pas dans l'histoire pour ce Paris-Nanterre difficilement qualifiable ou la poignée de pseudo-courses qui lui furent réservées dans la première moitié du XXsiècle. Ni pour avoir donné à son titre à un film de Louis Feuillade en 1909 puis à un «journal illustré» à destination d'un public jeune et féminin qui parut entre 1926 et 1939. Pas plus que pour avoir enfanté les Catherinettes, ces jeunes filles qu'encore aujourd'hui, un folklore douteux oblige parfois à porter un chapeau le 25 novembre (jour de la sainte Catherine), si à 25 ans, elles n'ont pas encore convolé.

Non, il faut voir dans les midinettes «l'avant-garde oubliée du prolétariat», selon les termes du sociologue Claude Didry, spécialiste de l'histoire du travail et des luttes sociales. En mai 1917, au nom de l'effort de guerre, on demande à ces jeunes filles qui triment à la confection de robes pour des femmes riches et oisives, de renoncer à une demi-journée de travail, le samedi après-midi, et au salaire afférent. Un sacrifice inenvisageable. On parle de «la semaine anglaise». Sauf qu'au Royaume-Uni, cette demi-journée de repos forcé est rémunérée.

Les petites mains de la maison Jenny sont les premières à se mettre en grève. Elles sont rejointes par celles de la maison Cheruit de la place Vendôme. Le 15 mai, elles sont 2 000 à manifester dans les rues parisiennes. Leur image de jeunes filles frivoles leur attire la sympathie de la population mais rapidement les commentaires paternalistes et condescendants se transforment en analyse politique, comme le souligne le dossier que RetroNews a consacré à ce mouvement.

«Il ne faut pas médire des Midinettes. Il n'est pas d'un bon esprit de les taxer de frivolité parce qu'elles travaillent dans les robes, qu'elles sont jeunes et jolies et qu'elles se parent d'un bouquet en riant, joyeuses, à la vie, écrit Ouest-Eclair du 26 mai 1917Rire et chanter ne les préserve pas de souffrir, d'avoir faim et de se courber, parfois sous la peine. Il ne faut pas médire de leur grève.» Plus d'une centaine de maisons de couture sont alors à l'arrêt à cause de cette grève.

Après deux semaines de protestation, les midinettes obtiennent satisfaction : elles auront désormais droit à une journée et demie de repos sans amputation de salaire. Le 11 juin 1917, le Sénat et la Chambre des députés adoptent la loi «tendant à organiser pour les femmes le repos de l'après-midi du samedi dans les industries du vêtement». «C'est, incontestablement, une victoire du féminisme, commente Ouest-Eclair. C'est surtout une victoire ouvrière. Le prolétariat féminin […] est victime d'une malhonnête exploitation. Lorsque les travailleuses de France auront toutes obtenu la semaine anglaise, elles se souviendront que c'est à la grève de la couture parisienne qu'elles devront cet avantage.»