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Rudi Hiden, le goal de l'emploi

RetroNews Sportsdossier
Rudi Hiden lors d'un match entre Chelsea et le Racing, à Londres, le 7 octobre 1936. (Photo Getty Images)
publié le 13 juin 2020 à 14h34
(mis à jour le 14 juin 2020 à 13h31)

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sports telle que l'a racontée la presse de l'époque. Cette semaine : Rudi Hiden, star déchue des foots autrichien puis français.

C'est une équipe mythique engloutie par les chaos de l'histoire. D'aucuns soutiennent que le Barça de Pep Guardiola n'a pas inventé mais seulement labellisé et marketé le tiki-taka, cette stratégie basée sur la maîtrise du ballon, la multiplication des passes avant la percée assassine à la moindre ouverture. Le «je vole comme un papillon, je pique comme une abeille» de Mohamed Ali, transposé au football. Au tournant des années 20 et 30, le Wunderteam autrichien sidère par sa maîtrise technico-tactique autant qu'il ridiculise ses adversaires. Quatre buts, c'était le tarif minimum. Si l'histoire a retenu le nom de son maître à jouer, Matthias Sindelar, elle alignait un autre joueur d'exception. Dans une équipe tellement portée, le gardien est rarement mis en avant. Mais Rudolph dit Rudi Hiden, assurait les arrières du Wunderteam. Un gardien d'exception, l'un des plus grands de l'histoire. Sportivement, cet ancien boulanger et patron de boîte de nuit a révolutionné le poste. Humainement, il a affiché une précocité de star, des qualités de star, un caractère de star, des salaires de star, des comportements de star, des transferts de star… Et, entre autres particularités, celle d'avoir joué contre et pour l'équipe de France. Puis de mourir ruiné et oublié.

Rudi Hiden a 23 ans quand il s'engage avec le Racing Club de Paris en provenance du Wiener Athletiksport Club. Curieux choix de carrière pour Paris-Soir qui dépêche un journaliste en Autriche. Il y rencontre un «grand garçon au corps mince svelte dégingandé surmonté d'une tête poupine» immensément populaire – «Avec le chancelier Dolfuss, il est l'homme le plus connu de Vienne.» Un joueur certain de ses qualités, fier d'avoir porté pour la première fois le maillot autrichien à 17. Et qui affiche alors 34 sélections : «A 23 ans, ce n'est pas mal ?» feint-il de s'interroger, faussement modeste. «Enfin, Hiden, pourquoi quittez-vous Vienne ? l'interroge le journaliste. Hiden ne s'étonne pas de ma demande. Il la devinait. Il marque un temps d'arrêt, me regarde fixement, et avec une voix d'une mâle assurance, celle d'un homme qui a mûrement réfléchi au pour et au contre, il me répond : "Ecoutez, je suis jeune. Je veux vivre, je veux connaître le monde. Si l'Arsenal avait reçu l'autorisation du ministre du Travail, je serais resté à Londres. Je gagne peut-être plus à Vienne, mais qu'importe, quand on a mon âge, on a encore d'autres préoccupations que l'argent."» Le gardien était courtisé : «L'Austria [Vienne], voulait m'engager. Le Sparta, de Prague, m'a fait un pont d'or. Un émissaire du FC Barcelone est venu spécialement ici […]. Mais j'aime tant votre belle ville où je compte beaucoup de relations.» Et malgré son exil, il ne compte pas tirer un trait sur l'équipe nationale.

Ce n'était pourtant pas à Paris qu'il imaginait jouer. Lui rêvait de Londres et Arsenal. Ce transfert ne s'est pas réalisé pour des raisons exposées dans un portrait que lui consacre Match du 17 avril 1934. Deux ans plus tôt, il avait traversé la Manche quinze fois coup sur coup. «J'arrivais à Londres, et l'autorisation du ministère du Travail n'arrivait pas. Alors je repartais, aussitôt avais-je mis le pied en Autriche qu'Arsenal me rappelait d'urgence. J'étais resté quatre mois en suspens entre l'Angleterre et l'Autriche.» Un transfert avorté mais finalement juteux pour son club de Vienne. Hiden raconte. «Arsenal m'achetait pour 350 000 francs en trois versements. Le premier à mon départ de Vienne, le second à mon arrivée à Londres, le troisième à mon premier match avec Arsenal.» Comme ce premier match n'eut jamais lieu, le Wiener Athletiksport Club (WAC) ne toucha que les deux premiers versements. Une jolie somme quand même. 287 000 francs. Ce qui donne lieu à un épisode qui situe bien la personnalité du gardien. «Le WAC a réalisé une affaire excellente, constate Hiden. Il en a profité pour refaire complètement son terrain, doter son stade de belles tribunes et d'installations neuves et acquérir six nouveaux joueurs… J'ai demandé au club que j'avais ainsi enrichi une petite prime. Il me l'a refusée. Alors j'ai boudé, j'ai refusé de jouer et le WAC a perdu tous ses matchs jusqu'au jour où, ayant obtenu réparation, j'ai repris place dans l'équipe… Le WAC a gagné sept matchs d'affilée», fanfaronne-t-il dans Match. Autre club gagnant de l'histoire, le Racing qui n'a sorti que 120 000 francs de ses caisses pour s'offrir Hiden. Quasi trois fois moins que ce qu'Arsenal avait mis sur la table.

En 1935, Hiden perd sa place au Racing. Dans un article titré «Rudi Hiden, le rentier neurasthénique», le Jour du 29 septembre 1935 s'interroge : «De quoi aurait vécu le goal autrichien si le règlement n'avait pas été là pour prescrire de payer ses mensualités ou de le vendre. Le vendre ? Mais à qui ? Des acheteurs on en trouva, certes mais le transfert était exorbitant. 100 000 francs c'est une petite fortune par ces temps de crise.» Placardisé, Hiden s'en retourne au pays, chasser, jouer au tennis. «Un mois passa, puis deux. Aucune nouvelle de Paris. Pas la moindre lettre pas le moindre mandat. Ne voyant rien venir, Rudi prit le train de pour Paris." Je ne peux me passer de jouer au foot"» confie-t-il au journal. Le gardien ne trahit rien de son entretien avec le patron du Racing, dont il attend alors les conclusions. «S'il n'y a rien à faire, je retournerai en mon pays où, petit à petit, je me rouillerai comme une mécanique abandonnée.» Et le journal de moraliser : «Espérons que Hiden rentrera bientôt en activité. Comment admettre en effet que le sport ne l'emporte pas, en définitive, sur le commerce ?»

Septembre 1935, Hiden n'a toujours pas récupéré sa place dans les bois du Racing. Il se morfond toujours en Autriche. Il écrit à Paris-Soir qui publie la lettre dans son édition du 27 septembre : «Mon inaction présente me pèse. Je m'entraîne avec assiduité, mais il me manque la fièvre des grands matches. Enfin, j'espère être prochainement fixé sur mon sort. Je n'ai que 25 ans, ma carrière est encore longue et je veux prouver que "Rudi «est toujours là ! […] Je constate aussi que mon successeur Roux se distingue. Je lui souhaite sincèrement la sélection en équipe de France qu'il mérite.» Le journal reprend : «Son jeu génial ne fut pas toujours compris en France. On lui reprocha souvent son "théâtre". Est-ce bien grave ? Il avait sa personnalité. Une étonnante personnalité. Il était M. Hiden.» Il s'avère que sa brouille avec le Racing porte sur une histoire de prime qu'il réclame mais que le club lui refuse. Paris-Soir l'absout : «Ne lui tenons pas trop rigueur d'avoir été un acteur sportif dans la "comédie humaine".»

«Les tribulations d'un grand joueur de football», titre, le 24 octobre 1935, le Petit Journal, qui dévoile les dessous de son transfert à Paris. Selon les informations du quotidien, le Racing aurait acheté le gardien au WAC pour 50 000 francs. Dans le deal était prévu que le club parisien organise une tournée française pour son homologue autrichien ; ce dernier devait en engranger 70 000 francs. D'exhibitions du WAC, il n'y en eut point pour des raisons pratiques, mais l'équipe viennoise exigea la somme promise, que dut débourser le Racing. Le quotidien suggère qu'Hiden pourrait être la victime collatérale de ces bisbilles financières entre son ancien et son nouveau club. Il s'interroge ? «Doit-il être tenu pour responsable de cette mauvaise affaire ?»

Hiden finira par réintégrer les cages du Racing avec lequel il a joué dix ans (1933-1943) et s'est taillé un beau palmarès. En septembre 1936, l'Intransigeant l'invite à réagir à l'instauration du goal-kick par les instances du foot : en cas de sortie de but, le fameux six mètres, le gardien ne peut plus se faire passer le ballon par un coéquipier, le récupérer à la main pour effectuer un dégagement classique ; désormais, lui ou un des ses coéquipiers doit shooter le ballon posé à terre pour l'expédier vers le camp adverse. Sur l'air du «moi ça ne me dérange pas, mais je pense aux autres gardiens», Hiden crâne : «Personnellement, cette nouvelle règle ne me gêne pas. Vous avez peut-être constaté que je l'appliquais sans difficulté apparente. […] Le botté du coup franc m'est familier. Par ailleurs j'ai un assez bon shoot.»

En mars 1938, fort de son expérience, Rudi Hiden enseigne aux lecteurs du Petit-Parisien «comment devenir un bon gardien de but». Titre de la leçon 3, dans l'édition du 2 mars : «Apprenez à être adroit.»

Le 1er février 1939. Le Soir annonce la parution en feuilleton dans ses colonnes du Roman du Wunderteam, écrit par Rudi Hiden à la première personne. Il y raconte Vienne, ville complètement dingue de foot, il rend hommage à l'homme et l'entraîneur Hugo Meisl, le «père du football autrichien», l'architecte du Wunderteam. Il évoque l'hypocrisie ambiante des années 20 sur le professionnalisme, ces joueurs qui se faisaient «un fric fou», bien qu'officiellement amateurs. Il détaille le fonctionnement de la machine à cash qu'est déjà le foot des années 30 en Autriche : «Le métier de footballeur est lucratif. Le maximum n'est pas fixé, primes comprises, un footballeur gagne très bien sa vie. […] Le transfert est une excellente affaire pour le footballeur : sur notre contrat d'engagement il est spécifié qu'en cas de cession à un autre club, il nous sera versé par le club cessionnaire 25% du produit de la "vente". Le transfert est donc une excellente affaire pour le footballeur, qui est considéré au même titre qu'un acteur.»

Dans son roman du Wunderteam, Rudi Hiden pleure aussi son Autriche disparue. Gobée par l’Allemagne en 1938. L’Anschluss, le prive de sa nationalité. Il se fait naturaliser français. Les règlements interdisent de porter le maillot de deux équipes nationales différentes. Mais, autrefois international pour l’équipe d’un pays qui n’existe plus, il est autorisé à jouer pour la France.  Engagé dans l’armée de son pays d’adoption en 1939, il est, symboliquement ou sportivement, le doute est permis, sélectionné pour un match contre le Portugal en janvier 1940. Son unique match officiel en bleu. Il prend deux buts (victoire de la France 3-2)

Suite et fin de l'histoire. Le site Chroniques bleues raconte la seconde vie de Rudi Hiden. Incarcéré six mois après l'Armistice par les Allemands qui pensaient avoir à faire à un déserteur avant d'admettre qu'il était bien devenu français. Patron d'un bar près de l'Opéra fréquenté par des gradés nazis et la crème de la Gestapo, à la Libération il doit convaincre la commission d'épuration qu'il ne pouvait pas empêcher la soldatesque allemande d'apprécier son établissement. Arrêté en 1946 avec sa maîtresse pour une grossière escroquerie, il bourlingue ensuite en Italie comme entraîneur d'équipes de seconde zone. Voit sa maison sicilienne détruite par un tremblement de terre. Rentre au pays, récupère sa nationalité autrichienne mais perd ses derniers schillings dans la faillite d'un hôtel qu'il a racheté. Une opération au genou le laisse quasi infirme, puis l'oblige à subir l'amputation de la jambe droite en 1972. Il meurt un an plus tard. Il est enterré dans un cimetière viennois. Près des tombes de Hugo Meisl et de Matthias Sindelar, l'entraîneur et le meneur de jeu du Wunderteam.