Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales. Comment le social explique le sport, et inversement.
Malgré les recours de différents clubs depuis l'arrêt des championnats de foot, il semble que la montée du RC Lens en Ligue 1 soit définitivement actée. Le club artésien au «meilleur public de France» selon la presse, retrouvera la saison prochaine l'élite footballistique française. Si cette équipe fascine de nombreux amoureux du football, par son histoire, par l'ambiance de son stade, par l'image populaire et bon enfant qu'elle dégage, elle est aussi dans le cadre des sciences sociales, un objet de curiosité et d'observation. Dès lors, interrogeons-nous : comment le RC Lens nous permet-il de comprendre une part de notre société ?
Les supporteurs avant tout
Si vous vous amusiez à chercher le numéro 12 dans l’effectif lensois, vous ne le trouveriez pas, puisqu’il a été retiré par les dirigeants pour être définitivement attribué à l’ensemble des supporteurs, ce fameux douzième homme, qui dans la grande mythologie du foot peut faire basculer le cours d’une rencontre. Cet exemple illustre surtout la reconnaissance du club envers son public dont la réputation est incontestablement positive. Ce «peuple de Bollaert» renvoie, dans les représentations collectives, l’image d’une population de supporteurs authentiques, enjoués et dévoués. Le supportérisme qui est avant tout une activité sociale organisée nous invite à nous interroger sur ce qui fonde particulièrement cet engagement lensois et sur les mécanismes qui régissent une telle passion. En examinant la construction du club officiel et historique des supporteurs lensois, le 12 lensois (anciennement le Supp’R’Lens), les travaux du sociologue Williams Nuytens, apportent des éléments de réponses.
Selon le sociologue, durant de nombreuses décennies, l'engagement supporteur passait par l'adhésion à un groupe, et dans le cas lensois, à celui du club officiel des supporteurs, qui était «le moyen de promotion du club, l'organisation par laquelle se construisent les identités partisanes, l'acteur le plus puissant des engagements dans le spectacle footballistique». Ainsi, le 12 lensois dont les responsables, sont parfaitement implantés dans le paysage local (ils sont issus de la région et de la base des supporteurs), coordonnait l'ensemble des actions de soutien, tout en entretenant de solides liens avec aussi bien les sections supportrices de la ville qu'avec les dirigeants du club. D'ailleurs, le point d'orgue de cette relation fut la grande assemblée générale des supporteurs lensois, qui était comme le rappelle Williams Nuytens, «une manifestation quasiment exceptionnelle dans le champ du football professionnel français».
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Cette rencontre suivie par toute la presse de la région était une vitrine formidable pour le RCL, tant il était question de démontrer le poids des supporteurs dans la vie du club, mais aussi l'attention toute particulière que les instances leur portaient. C'était un message positif et fort envoyé aux supporteurs et surtout à ceux non affiliés au club officiel, particulièrement en posant les références d'une culture traditionnelle du supportérisme. Cependant, l'émergence de nouveaux groupes de supporteurs à la fin des années 1990 coïncide avec les bouleversements sociaux que connaît la région. Si le 12 lensois représente une population liée de près ou de loin à l'ancienne activité minière, les groupes autonomes représentent les nouvelles générations souvent plus diplômées, contribuant «au renforcement d'un supportérisme en rupture avec le classique soutien à une équipe». En d'autres termes, le cas des supporteurs lensois nous montre une nouvelle fois que l'activité autour du supportérisme, notamment régional, n'est pas une chose figée et opaque, mais traduit souvent les évolutions sociales.
«Le club des mineurs de fond»
S'il y a bien un moment pleinement inscrit dans l'imaginaire collectif à propos du RCL, c'est le chant les Corons entonné avant le début de la seconde mi-temps par l'ensemble des supporteurs. Immortalisé dans Bienvenue chez les Ch'tis, ce chant renvoie essentiellement au passé du club et plus précisément à cette identité minière qui lui est associée. Cette évidente affiliation entre le RC Lens et le groupe social des mineurs a été le sujet d'étude de la chercheuse Marion Fontaine, auteure d'une thèse sur le club. Pour l'historienne, l'idée que le Racing soit exclusivement «le club des gueules noires» est loin d'être vraie et repose sur une construction qui met en scène plusieurs acteurs sociaux de la région lensoise. A travers une étude historique remarquable, Marion Fontaine rappelle que le Racing a été principalement créé en 1906 par un groupe issu de la classe moyenne de la ville. Ce n'est qu'en 1934, avec l'apparition de la professionnalisation du football, que la Compagnie des mines de Lens décide de racheter le club, après lui avoir notamment offert un stade. On y voyait là une mesure paternaliste à l'instar d'autres grandes industries françaises et européennes (Peugeot à Sochaux, Fiat à Turin, etc.) visant essentiellement à donner plus de renommée à la société minière, mais aussi à éduquer la jeunesse ouvrière grâce aux vertus sportives.
Pour autant, bien que les ouvriers se prennent davantage de passion pour le football, ils préfèrent tout de même se consacrer à d’autres loisirs plus ancrés dans leur culture sociale (cyclisme, colombophilie). D’ailleurs, à cette époque, peu de footballeurs lensois sont issus du milieu minier, la plupart des joueurs sont recrutés ailleurs, le sport n’est pas appréhendé comme un moyen d’ascension sociale. Tout change radicalement à la Libération, où la nationalisation des mines conduit le parti communiste local à s’investir pleinement dans la Racing, et à faire de ce dernier «le club des gueules noires» liant ainsi appartenance sportive et appartenance ouvrière. Le RC Lens revêt alors une dimension plus politique, celui du «“Nous” ouvrier». Face aux grèves de 1947-1948, la direction des Houillères décide de reprendre en main le Racing et de renouer avec cette dimension paternaliste, dans le but d’atténuer le militantisme syndical et d’encadrer la population ouvrière. Le haut personnel des mines est amené à s’impliquer pleinement dans le RC Lens, en recrutant par exemple des mineurs au potentiel footballistique prometteur. On assiste dès lors, à un double «mécanisme d’encadrement» entre le groupe patronal et le mouvement communiste, faisant du club la vitrine du monde ouvrier minier, comme le note l’historien Fabien Archambault à propos de cette étude.
Le RCL, symbole de réussite dans une zone en déclin
C'est aussi, à cette période que le football commence à être perçu comme un vecteur d'une intégration et d'une élévation sociales. Seulement, cette ascension sociale des mineurs footballeurs est véritablement limitée. En réalité, le football ne permet d'améliorer que les conditions de travail (accès à des postes moins pénibles) et, dans ce monde ouvrier, «l'univers des possibles reste donc étroit, y compris sur le plan sportif», selon Marion Fontaine. Par la suite, la crise du monde minier des années 1970 entraîne des difficultés économiques pour le club. Mais consciente de l'importance de l'équipe dans la région, la municipalité socialiste subventionne le RCL et aide énormément à sa transformation en entreprise sportive indépendante, totalement intégrable au marché du football mondial.
Le Racing devient alors le symbole d'une réussite dans une zone en déclin. L'identité minière s'estompe au profit d'une image plus fédératrice dans la région, celle des modestes, des déclassés, du «petit peuple» contre les grands. Au fond, bien que les grandes instances qui ont construit le RC Lens aient disparu, les valeurs portées par «les gueules noires» continuèrent de vivre dans les tribunes ou sur le terrain, entre autres avec des joueurs comme l'algérien Ahmed Oudjani, qui n'ayant jamais été mineur, renvoie par son style de jeu engagé et pugnace, mais aussi par son accessibilité, aux «normes de la communauté́ ouvrière locale».
Aujourd’hui encore, la prédominance de cette représentation associant RCL à la figure du mineur dans la mémoire collective ne serait-elle pas une forme d’exotisme sociale (en reprenant ici cette notion du chercheur David Sudre), dont les dirigeants useraient à des fins sportives et surtout commerciales ? Le cas du RC Lens, et particulièrement grâce à cette analyse historique, nous montre qu’un club de football peut être un objet d’exploration significatif et qu’en retracer sa trajectoire permet aussi de mieux comprendre les bouleversements et les rapports de force à l’œuvre dans la société.