Chaque semaine, avec RetroNews, site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sports telle que l’a racontée la presse de l’époque. Aujourd’hui, la Norvégienne Sonja Henie, considérée comme la meilleure patineuse de l’histoire.
Physiquement, selon les époques et les photos, elle évoque Grace Kelly, Romy Schneider, Michèle Morgan, tantôt femme fatale, jeune ingénue et ambiguë, modèle pour revue de patronage. Sportivement, elle n’est comparable à nulle autre. Nature et densité de la concurrence, évolution des techniques et du matériel, évolution des règles, des méthodes d’entraînement… Il est toujours hasardeux de désigner le ou la plus grand·e champion·ne de l’histoire d’un sport. D’autant plus quand il s’agit d’une discipline à notes, où les palmarès ne se bâtissent pas uniquement sur l’objectivité de la compétition mais également grâce à la subjectivité – fût-elle censée ne pas intervenir – des juges. Celles où la maîtrise technique, physique et mentale ne suffit pas. Celles qui exigent ce petit plus, qui emporte le cœur des foules et l’opinion de celles et ceux qui attribuent les notes. Qu’on appelle ça le génie, la personnalité, la grâce, l’aura, le charisme, la patineuse artistique norvégienne Sonja Henie en a très vite fait le plein. Elle en a éclaboussé son sport alors qu’elle n’était qu’une enfant et jusqu’à ce qu’à 24 ans, repue de médailles d’or, elle choisisse l’argent du professionnalisme et du show-business. Non sans cette ombre de scandale qui participe à l’édification des statues.
Le journalisme de sport se satisfait rarement de l'unicité. Il lui faut des comparaisons, des apparentements, des références, des formules. Ainsi Paris-Soir, le 12 mars 1927, titre-t-il «Le patinage à sa Suzanne». Comprendre la joueuse de tennis Suzanne Lenglen, autre talent précoce. «Tout comme jadis le tennis avec Suzanne Lenglen, le patinage compte son enfant prodige, écrit le journal. Il s'agit de Mlle Sonja Henie, une jeune Norvégienne de quatorze ans qui, déjà championne de Norvège, vient de remporter, à Oslo, le championnat du monde de figures.»
En 1928, Sonja Henie participe aux Jeux olympiques à Saint-Moritz, en Suisse. «On se souvient que la "petite" Henie, alors âgée de 11 ans, prit part, en 1924, au premier championnat olympique de figures [à Chamonix, elle s'était classée 8e sur 8], rappelle le Matin du 15 février. A présent, c'est une grande demoiselle de 15 ans qui, sur une patinoire construite spécialement pour elle, en Norvège, s'est entraînée en vue du championnat olympique […].» Tant et si bien entraînée qu'elle remporte en Helvétie le premier de ses trois titres olympiques.
Sonja Henie, n’est pas seulement un modèle de précocité. A 15 ans, elle révolutionne le patinage artistique, jusque-là activité compassée, essentiellement réservée à des mondaines quadragénaires qui y consacrent leurs après-midi lors de leurs villégiatures dans les chics stations alpines. Passionnée de danse classique, elle transpose sur la glace des chorégraphies créées en dehors. Les jupes longues que portent ses adversaires entravent la liberté de mouvement ? Elle est la première à oser la jupette. Les traditionnels bottillons noirs jurent avec la blancheur immaculée de sa tenue ? Elle en porte des blancs.
Photo AFP, fin des années 1920.
En octobre 1931, Sonja Henie se produit – un terme plus juste que patine, tant ses prestations sont des spectacles – à Paris. Un journaliste de l'Intransigeant est présent. Il raconte dans l'édition du 6 octobre. «On m'avait dit : Sonja Henie ? Vous n'avez aucune idée de ce que peut faire cette petite sur la glace. […] C'est une chose admirable que de voir la gracieuse Norvégienne. Ce n'est pas à tort que l'on a dénommé Sonja la "Pavlova de la glace". Blonde, pas très grande, un brin potelée mais remarquablement proportionnée, un petit nez en l'air et un sourire d'enfant gâtée […] telle apparut Sonja, noyée dans un manteau d'hermine, lorsqu'elle traversa la piste afin de se rendre compte de l'état de la glace. Car Mlle Henie ne patine – c'est bien son droit – que sur des surfaces impeccablement lisses. Déjà hier soir, elle avait fait "finir" la piste insuffisamment lisse à son gré. […] Et après une dernière "pointe", salué par une ovation longtemps prolongée, Sonja s'évanouit dans la loge familiale qui déjà paraissait crouler sous les gerbes.»
Sonja Henie ira-t-elle défendre son titre olympique à Lake Placid (Etats-Unis) en 1932, s'interroge Paris-Soir le 4 décembre 1931 ? Un différend financier l'oppose aux autorités sportives norvégiennes. «Jusqu'ici Sonja, qui n'a pas encore 21 ans, n'a voyagé qu'en compagnie de ses parents et prétend maintenant avoir droit au remboursement des frais du voyage aux Etats-Unis de ceux qui l'accompagnent toujours au cours de ses déplacements. […] Le comité olympique norvégien ne veut cependant rien entendre, et est d'avis que Sonja peut très bien aller en Amérique sans ses parents.» Mais son père, ancien champion du monde de cyclisme sur piste, n'est pas seulement son chaperon. Coach, agent, patron de la PME Henie… Il gère la carrière de sa fille, choisit ses entraîneurs, lui organise des stages de danse avec les plus grands chorégraphes. Une rigueur et un professionnalisme dans la gestion d'une carrière sportive, révolutionnaires pour l'époque.
Henie est bien présente à Lake Placid. Sans surprise aucune, elle conserve son titre olympique. Pour les présents, pas question de rater son numéro. «Bien avant l'ouverture une queue impressionnante s'allongeait sur les trottoirs, de sorte qu'une demi-heure avant le commencement du spectacle, on dut fermer les portes, faute de place», écrit Paris-Soir du 12 février 1932.
A peine son deuxième titre olympique conquis, Sonja Henie est rattrapée par une polémique récurrente à l'époque. Elle touche toutes les stars du sport et met au jour l'hypocrisie ambiante : enfreignent-elles les sacro-saintes règles de l'amateurisme ? Une frontière hermétique doit séparer le sport et l'argent. Henie et son entourage l'auraient subrepticement voire ouvertement, défoncée. Une faute qui pourrait précipiter la fin de carrière de la patineuse. «Renoncerait-elle ?», questionne Match du 28 juin 1932. «Les milieux scandinaves de sports d'hiver sont dans l'inquiétude, car la jeune championne du monde de patinage artistique, la souple, l'élégante, la suprêmement gracieuse Sonja Henie ne songe à rien moins qu'à abandonner le sport actif. Si jeune, et déjà déçue ! La vérité est que l'attitude des dirigeants norvégiens est pour quelque chose dans sa décision, précise le journal. La jeune championne a été publiquement accusée d'avoir touché d'énormes frais de déplacements lorsqu'elle est allée aux Etats-Unis, lors du Tournoi olympique d'hiver.» De fait, Henie et son père flirtent de très près avec le professionnalisme. Après son titre mondial obtenu à New York en 1930, elle reste aux Etats-Unis pour un show lucratif dont elle est la vedette.
Que ressent-on devant le spectacle de Sonja Henie sur la glace ? Match du 11 octobre 1932 s'essaie à l'exprimer avec une grandiloquence parlante. «C'est une rose et c'est un lis, un oiseau de feu et un blanc papillon. Une fraîche musique descend du ciel. A son rythme l'apparition danse. Elle se dresse immarcescible, comme une offrande au dieu des neiges. […] On veut la suivre, ne pas perdre une seconde de cette vision, une attitude, un geste de cette Terpischore nordique ; mais on ne le peut, ébloui.»
Comœdia du 15 janvier 1933 rend compte de la rencontre très «paillettes» dans la station huppée de Saint-Moritz entre deux stars du sport : «La fameuse championne de tennis Suzanne Lenglen en ce moment en villégiature à Saint-Moritz, où elle a lié connaissance avec la très populaire championne de skating, Sonja Henie.»
Au fil des ans, sa popularité et son talent ne s'épuisent pas. Elle compile consciencieusement les titres de championne du monde. Livre des exhibitions dont les spectateurs sortent tout ébahis de tant de grâce. L'Intransigeant du 12 novembre 1933, est bouleversé par le spectacle : «La danse éperdue de Sonja, son trottinement si léger qu'elle effleure à peine la glace forment un ensemble artistique qui vous transporte dans le domaine de l'irréel […] Le terme de "perfection" n'est qu'un pâle reflet de l'éclat de la fée sur la glace».
Le 10 avril 1934, un journaliste de Match raconte sa visite chez «la charmante descendante des Vikings», chez elle à Oslo. Sa popularité se calcule au nombre de lettres et télégrammes de félicitations qui submergent son bureau. Son talent s'apprécie à l'aune des trophées en argent qui encombrent la pièce. «De tous côtés ce n'est qu'un scintillement de ce brillant métal […] C'est inimaginable lorsque l'on pense que c'est une enfant de 20 ans qui, seule, par son talent, a pu accumuler de pareilles richesses, monter un pareil musée.» Après l'émerveillement, le coup de massue lorsque Henie annonce à son interlocuteur : «Je crois bien que c'était la dernière fois hier que je prenais part à un concours; je ne vous cache pas que j'en ai assez et je me contenterai de donner des exhibitions.»
L'Excelsior du 15 décembre 1936 propose une lettre ouverte du compositeur et critique musical Emile Vuillermoz à Sonja. La veille à Paris, la patineuse a envoûté 20 000 personnes lors d'une exhibition au cours duquel elle a livré une interprétation du Cygne de Saint-Saëns, la danse fétiche d'Anna Pavlova. Dans un océan de phrases guimauves et alambiquées, Vuillermoz ose un petit reproche à «la prophétesse du sport». Celui de ne pas s'affranchir des pesanteurs (à tous les sens du terme) de la danse classique, terrestre, en recourant à «l'artifice des pointes qui s'expliquent lorsqu'il s'agit d'effleurer une scène d'un orteil ganté de satin rose, mais qui se justifie mal dès qu'on a, rivée sous la pointe des pieds, une lame d'acier». Vuillermoz lui suggère tout simplement, parce qu'elle en a le talent, d'inventer un nouvel art qui mêlerait la grâce de la danseuse et la légèreté de la patineuse.
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En 1936, Sonja Henie remporte un dixième titre de championne du monde et un troisième titre olympique à Garmisch-Partenkirchen (Allemagne). Moins dominatrice qu'avant, elle y provoque surtout un grand malaise en offrant au Führer non seulement une poignée de main mais également un salut nazi accompagné d'un «heil Hitler» très mal perçus, notamment dans son pays.
Sonja Henie devant la patinoire de Garmisch-Partenkirchen.
Photo AFP
Dans le train qui la ramène d'Allemagne, mi-février elle raconte à un journaliste de Paris-Soir avoir éconduit, pendant les Jeux, un promoteur américain qui lui proposait 100 000 dollars pour une tournée de dix mois aux Etats-Unis. Elle l'assure : «Jamais je ne deviendrai professionnelle. Heureusement que la fabrique de mon père me permet de patiner pour mon plaisir. Et puis je perdrais confiance en moi et ne mériterais pas les applaudissements du public.» Un mois plus tard, le 24 mars 1936, le même Paris-Soir publie la «première photo de Sonja Henie patineuse professionnelle». «Elle vient de signer à New York un contrat par lequel elle s'engage avec une grande firme d'Hollywood. […] Elle gagnera en quelques jours une véritable fortune.» La fée de la glace quitte les patinoires amateures sur un palmarès encore inégalé : trois titres olympiques, dix mondiaux, six européens.
Suite et fin de l'histoire. La seconde carrière mériterait autant de développement que la première. Nous nous contenterons de la résumer. Elle y fait preuve d'autant de volonté, de goût pour la gloire, d'attrait pour l'argent. L'innocence (plus ou moins feinte) de la jeunesse en moins. Les propriétaires des plus grands stades américains se l'arrachent. Puis elle organise ses propres tournées, en femmes d'affaires avisée (elle crée une marque de vêtements), vedette autoritaire (elle veut tout gérer, des tenues aux chorégraphies) et diva capricieuse. Elle accumule une fortune considérable qu'elle fait fructifier en se lançant dans le cinéma. Après l'avoir véritablement harcelé, notamment en faisant le siège de son bureau, elle parvient à convaincre Darryl Zanuck, le plus grand producteur de l'époque, de lui offrir des premiers rôles. En onze films, qui ne resteront pas dans l'histoire du cinéma, elle devient une des actrices les mieux payées, mais continue à multiplier les shows sur glace. Des stars hollywoodiennes dont elle est désormais l'égale et qui occupent son quotidien, elle adopte le train de vie dispendieux, le goût pour la fête, le champagne, le whisky et les hommes qu'elle conquiert avec autant de voracité qu'autrefois ses titres. Insouciante aux drames qui se jouent en Europe, elle se marie deux fois avec des fils à papa qui vivent à ses crochets. Divorce deux fois.
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Après la guerre, la concurrence, l'âge, l'usure de son corps, ses excès, son caractère, son épouvantable autoritarisme et ses caprices – elle refusait la présence d'une autre femme blonde dans ses films et ses spectacles –, ont raison de son succès. Contrainte de se produire dans des patinoires de seconde zone, elle n'est plus que l'ombre de la star flamboyante qu'elle fut. Le créateur de la tournée Holiday on Ice la tire de la déchéance en lui organisant une triomphale tournée européenne en 1953. A cette occasion, celle qui est devenue américaine retourne pour la première fois à Oslo. Non sans réticence. Elle craint qu'on lui reproche toujours son salut à Hitler, mais la Norvège a pardonné à son ex-enfant prodige à défaut d'être prodigue – elle n'a pas fait profiter de son immense fortune la résistance norvégienne.
Ce revival n’a qu’un temps et l’oubli, la solitude et la pauvreté la menacent à nouveau jusqu’à ce qu’elle rencontre en 1956, alors qu’elle vient d’annoncer sa retraite, Niels Onstad. Il est armateur, norvégien, très riche. Elle l’épouse. Le couple fréquente le gratin hollywoodien et amasse une formidable collection d’œuvres d’art moderne regroupées en 1966 dans l’ultramoderne Henie-Onstad center à Oslo. Atteinte de leucémie, elle meurt en 1969 dans un avion qui effectue le vol Paris-Oslo. Elle est enterrée avec son dernier mari sur une colline qui surplombe le musée auquel ils ont donné leur nom.