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interview

Echanges de joueurs : «Les clubs contournent les règles tout en les respectant»

Juste avant de clôturer leurs comptes, le Barça et la Juve ont réalisé une opération financière gagnant-gagnant en s’échangeant les milieux de terrain Arthur et Pjanic afin d’échapper aux règles du fair-play financier. Un transfert aussi surprenant que juteux qui soulève des questions d’éthique, analyse Pierre Rondeau, économiste du sport.
Au stade olympique de Rome, lors de la victoire de la Juventus de Turin, en mai 2018. (Stefano Rellandini/Photo Stefano Rellandini. Reuters )
publié le 13 juillet 2020 à 15h00

Manchester City participera bien à la prochaine Ligue des champions. Le Tribunal arbitral du sport de Lausanne (TAS) a rendu une décision favorable aux Citizens ce lundi en levant la sanction infligée par la chambre de jugement de l'instance de contrôle financier des clubs de l'UEFA (ICFC), le 14 février dernier. Le club anglais s'était fait épingler au nom du fair-play financier, pour avoir surévalué des contrats signés avec des sponsors liés au groupe Abu Dhabi United, détenu par le propriétaire de City. Les clubs rivalisent chaque année d'ingéniosité pour tenter de contourner les contraintes liées à ce fair-play financier, qui les empêche de dépenser plus qu'ils ne gagnent.

Ainsi, fin juin, le FC Barcelone et la Juventus Turin ont réalisé une opération peu commune pour des clubs de leur calibre. Le Barça a cédé le jeune Arthur Melo (23 ans) à la Juve pour 72 millions d’euros et Miralem Pjanic (30 ans) a fait le chemin inverse pour 60 millions d’euros. Mais ce curieux échange n’est pas vraiment sportif. Pour Pierre Rondeau, économiste du sport et codirecteur de l’observatoire du sport de la Fondation Jean Jaurès, derrière ces deux transferts se cache un ingénieux stratagème pour renflouer les caisses des deux clubs.

L’échange entre Arthur et Pjanic est intervenu juste avant la clôture des comptes des clubs le 30 juin. Comment le FC Barcelone et la Juventus Turin ont-ils fait pour rendre lucratif un échange en apparence sans grand intérêt financier ?

En réalité, il n’y a pas eu échange. Lors d’un échange sec, un joueur est échangé contre un autre joueur. Si un joueur a plus de valeur qu’un autre – en l’occurrence Arthur avait plus de valeur que Pjanic –, il y a une plus-value financière – ici elle aurait dû être de 12 millions d’euros. Jusque-là, rien d’anormal, les joueurs sont considérés comme des valeurs mobilières, et peuvent être échangés, vendus, achetés, comme n’importe quel bien. Sauf que dans le cas Arthur/Pjanic, ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Il n’y a pas eu d’échange mais deux achats distincts. C’est un échange de bons procédés entre les deux clubs.

Comment cela fonctionne-t-il ?

Les clubs vont échelonner le paiement des joueurs sur la durée totale du contrat. Voilà ce que cela présente d’un point de vue comptable: la Juve a initialement acheté Pjanic à l’AS Rome pour 50 millions d’euros sur un contrat de cinq ans, donc si l’on divise le tout par cinq, tous les ans le club intégrait à ses pertes 10 millions d’euros de valeur de transfert.

Pjanic est resté trois ans à la Juve, il reste donc deux ans de contrat soit encore 20 millions d’euros à payer comptablement. Or, ils l’ont vendu 60 millions d’euros au Barça : ils ont donc fait une plus-value de 40 millions d’euros.

Vous allez me dire : oui mais ils ont acheté Arthur qui coûte 72 millions d’euros. Sauf que de la même manière, ce qui va apparaître sur les livres de compte de la Juve et qui sera ensuite présenté au fair-play financier, ce n’est pas 72 millions d’euros de dépenses, c’est 72 millions d’euros divisés par la durée du contrat. Arthur a signé un contrat de cinq ans donc : 72 divisé par 5 = 14 millions d’euros. Cette saison, ils vont inscrire sur leur livret comptable une plus-value de 40 millions d’euros sur la vente de Pjanic mais une dépense de seulement 14 millions d’euros pour Arthur. Résultat : on est largement dans les clous du fair play financier puisqu’il y aura une plus grande plus-value que la dépense exigée pour l’achat d’Arthur.

Cette pratique est-elle légale ?

Oui, c’est de l’ingénierie comptable. On peut même dire que c’est de l’optimisation comptable à l’instar de l’optimisation fiscale. L’instance de contrôle financier des clubs de l’UEFA (l’ICFC), instance indépendante qui veille à la surveillance et au respect financier, réfléchirait, paraît-il, à imposer une forme de législation pour éviter ce genre de choses. Parce que finalement, ici les clubs contournent les règles tout en les respectant.

L’UEFA n’apprécie pas ce genre de comportement mais ne peut rien dire. Ce n’est pas légal mais ce n’est pas illégal. Ce n’est pas moral non plus mais on respecte les règles du fair-play financier. C’est d’autant plus intelligent qu’ils s’adaptent à une conjoncture très mauvaise, avec la crise du Covid-19, afin de continuer à faire leurs petites affaires et optimiser leurs résultats économiques.

C’est l’effet pervers du fair-play financier. Dorénavant, le principal et unique objectif des clubs européens est avant tout d’être rentable. Vous ne pouvez pas dépenser plus que ce que vous avez gagné donc le premier objectif devient monétaire. Les clubs se retrouvent «obligés» de trouver ce genre d’alternatives et donc, parviennent à des techniques comptables intelligentes et originales. Ces procédés existaient déjà avant en Espagne et en Italie mais les montants n’ont jamais été aussi importants que dans le cas Arthur/Pjanic. Ce type d’achat pourrait tout à fait s’intensifier du fait des difficultés économiques engendrées par le coronavirus.

Le joueur brésilien Arthur au match entre FC Barcelona and Athletic Club Bilbao at the Camp Nou stadium in Barcelona le 23 juin.

Photo Pau Barrena. AFP

Ce modèle économique peut-il mettre en danger l’aspect sportif ?

Oui et non, le sportif le dira. Si Pjanic n’arrive pas à s’imposer au Barça cela peut être inquiétant car le club a des problèmes financiers. En revanche, pour Arthur c’est moins risqué car il est plus jeune. Mais l’on peut tout à fait déplorer le fait que le sportif passe au second plan.

Aujourd’hui, le modèle économique du foot professionnel a inversé l’équilibre entre le sportif et l’économique. Avant le coronavirus et même avant le fair-play financier, on investissait dans des choix sportifs pour espérer gagner des matchs et donc gagner des trophées, ce qui rapporte de l’argent. Cet argent permet ensuite de rembourser les investissements sportifs. Aujourd’hui, on cherche des investissements économiques pour espérer gagner sportivement. Bien sûr, si le sportif échoue cela peut être risqué économiquement, ça ne change pas. Mais les fans de foot on a un peu l’impression qu’il faut dorénavant maîtriser les grandes lois économiques et comptables pour pouvoir comprendre les matchs. Le foot est devenu une industrie, un marché comme un autre, qui a besoin de montrer des résultats économiques, des comptes comptables en excédents, des EBE (excédent brut d’exploitation), CA (chiffre d’affaires), excédentaires… des termes techniques et comptables avant l’aspect sportif. Il faut être aussi bon en économie, parfois meilleur, qu’en stratégie sportive.