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La randonnée, une marche triomphante

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La marche de loisir s'est développée et démocratisée tout au long du XXe siècle. La prochaine étape sera-t-elle tournée vers l'espace urbain ?
Des randonneurs visitent les Buttes-Chaumont pendant une marche pour «découvrir Paris autrement». (OLIVIER LABAN-MATTEI/Photo Olivier Laban-Mattei. AFP)
publié le 26 juillet 2020 à 9h56

Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales. Comment le social explique le sport, et inversement.

Après quelques mois de confinement et de restriction de déplacement, la randonnée arrive pour beaucoup de Français, comme une pratique à point nommé dans un contexte plus que particulier. Activité pédestre de plein air au contact de la nature, son essor est d’autant plus significatif que l’ensemble du corps social prend davantage conscience des enjeux écologiques. Que cela soit sur les sentiers montagneux ou les côtes littorales, la randonnée s’érige comme une discipline populaire et accessible, qui en plus de questionner notre rapport à l’espace, nous invite à repenser socialement cette aptitude naturelle qu’est la marche.

Ça fait longtemps que ça marche

C'est durant la deuxième moitié du XIXsiècle que l'excursionnisme, ancêtre de la randonnée moderne, se trace un chemin dans le panel de ces nouvelles activités de montagne émergentes. Longtemps rattachée aux activités du Club alpin français, l'excursionnisme s'en détache peu à peu pour faire valoir une autre vision de l'exercice en montagne, moins ascensionniste et plus tournée vers «une appropriation raisonnée de la montagne» comme le soulignent les travaux de l'historienne Catherine Bertho Lavenir. Cette nouvelle discipline se veut plus paisible que l'alpinisme, avec des efforts physiques moindres permettant une diffusion plus grande au sein de la population et un accès aux massifs montagneux moyens.

On peut d'ailleurs voir dans l'émergence de cette pratique, une forte influence du Turnen, la gymnastique nationaliste allemande apparue au début du XIXsiècle, comme le note l'historien Sebastien Stumpp. Ce dernier, montre comment le Club vosgien, qui fut une des premières associations à baliser des sentiers et à jouer un rôle important dans la pratique de l'excursionnisme, est le résultat plus ou moins direct d'une véritable construction sociale de l'excursion qui eu lieu en Alsace au milieu du XIXe, et dont les inspirations d'origine allemande (mais aussi helvétiques) incitent à une exploration du territoire pour mieux apprendre «à l'aimer». Cet excursionnisme est plus populaire que l'alpinisme, car contrairement à ce dernier, son prestige repose sur les collectifs qui se créent autour de la discipline et non sur les exploits des aventuriers ascensionnistes. Mais il reste très cantonné à certains groupes sociaux.

C'est durant la première moitié du XXe siècle que l'excursionnisme, en se démocratisant, devient la randonnée que l'on connaît aujourd'hui. Au demeurant, si les bouleversements sociaux comme l'apparition des congés payés ou encore la réduction du temps de travail jouent un rôle important, l'historien et journaliste Antoine de Baecque, nous rappelle que trois institutions en particulier, vont permettre le développement de la randonnée en France, à savoir le Touring club de France, le mouvement scout et les auberges de jeunesse. Tout d'abord, c'est l'association cyclotouriste du Touring Club de France, qui en ouvrant une section pédestre va renforcer l'idée d'une pratique touristique en plein air ; puis le scoutisme va quant à lui favoriser dès le plus jeune âge le goût pour les escapades en milieu naturel ; enfin l'apparition des auberges de jeunesse va permettre d'offrir aux marcheurs des possibilités de logements et ainsi faciliter les longues excursions. Par la suite, la figure de Jean Loiseau, ingénieur à la Banque de France et passionné de marche, structure la pratique (élaboration de conseils techniques liés au matériel et aux nouvelles formes de balisage) et projette de mettre en place les «grandes routes du marcheur» qui deviendront dans les années 50, les sentiers de grande randonnée.

Aujourd’hui, selon un récent rapport élaboré par les sociologues Brice Lefèvre et Guillaume Routier, la randonnée pédestre est pratiquée par environ 16 millions de personnes (dont 5,5 millions de randonneurs réguliers). La population de randonneurs est assez mixte, avec une légère supériorité des pratiquantes (52%), et une forte présence de plus de 50 ans (43%). La proportion importante de randonneurs issus des catégories populaires (48%) démontre aussi sa forte démocratisation. La randonnée, bien qu’elle ne se pratique que très peu dans le cadre associatif (11% seulement) reste une activité génératrice de liens sociaux, puisque seulement 31% des pratiquants marchent, occasionnellement, seuls.

Une certaine idée de la marche

Concernant les motivations, les idées d'un bien-être physique et d'un contact avec la nature sont des éléments essentiels dans la pratique, selon le sociologue Patrick Thiery. Ce qui fait implicitement écho à cette tendance décrite ces dernières années par le chercheur Jean Corneloup, soulignant une montée de la question écologique dans le domaine des pratiques sportives. Cette mouvance permet en effet au marcheur d'aller «à la découverte de soi et de racines personnelles», mais aussi de «promouvoir un autre rapport au monde, à la société de consommation et ses débordements» d'après le sociologue. C'est dans ce sens également que s'inscrivent les réflexions menées par l'anthropologue David Le Breton. Pour ce dernier, la marche, qui est au fondement même de la randonnée, est «une expérience sensorielle totale qui ne néglige aucun sens», elle est même révolutionnaire puisqu'elle «transfigure les moments ordinaires de l'existence et les invente sous de nouvelles formes». Ainsi le marcheur, en tant que corps engagé dans la nature, participe «de toute sa chair aux pulsions du monde».

Néanmoins, cette «vision rousseauiste» de la marche entretenue par la randonnée participe aussi à cette dualité entre la marche loisir et la marche de déplacement, jugée plus triviale. Comme le suggèrent les études du géographe-urbaniste Jérôme Monnet, les représentations sociales de la randonnée «invitent à s'interroger sur l'absence ou la pauvreté des autres représentations sociales de la marche». Autrement dit, la valorisation importante de la marche loisir engendre un déni de reconnaissance de la marche quotidienne, celle de nos déplacements, dans l'opinion publique. Avec un impact, de fait, sur les politiques d'aménagement urbain.

L'histoire de la randonnée nous invite à comprendre que la marche est un véritable fait social total, comme le remarquait déjà à son époque, le père de l'anthropologie sociale Marcel Mauss. Loin d'être une entreprise naturelle, la marche est aussi le fruit de rapports sociaux. A ce propos, si la sensibilisation aux problématiques écologiques à l'œuvre dans l'ensemble de la société se traduit dans cette pratique par la création du réseau Eco-veille de la Fédération française de randonnée, qui vise à surveiller et préserver le patrimoine environnemental des sentiers de randonnée, paradoxalement, la mise en valeur de ce type de marche dans les représentations collectives empêche d'autres formes d'engagements durables notamment vis-à-vis du domaine des mobilités urbaines. Comme l'écrit Jérôme Monnet : «Les acteurs prêts à se mobiliser à moindres frais pour représenter et entretenir des sentiers pour l'activité́ noble, la marche loisir, sont-ils prêts à réorienter leurs efforts et des investissements plus conséquents vers l'activité́ triviale du déplacement ?»