Ce n'est plus la «bulle» mais le néant, ce n'est plus la barrière de distanciation mais la palissade de deux mètres de haut, le rempart d'une citadelle en ruines, une fracture sanguinolente, la mort du petit cheval qui trotte chaque été, la victoire du Covid-19 sur une fête populaire qui s'était fait fort de défier la pandémie. Le Tour de France 2020 a donné l'asphyxiante impression de finir avant même de commencer, ce jeudi, en plein centre de Nice, pour une présentation des équipes triplement barricadée. Plus tôt, dans la journée, le gouvernement avait classé en rouge les Alpes-Maritimes face à la progression du coronavirus dans le département. Les organisateurs s'étaient préparés à se calfeutrer. Mais à ce point ?
La mairie de Nice avait pressenti la pire hypothèse avant l'annulation de l'épreuve et déballé dans la nuit les centaines de paravents noirs qu'elle dispose en mars pour sa parade de carnaval, afin de délimiter les accès de ceux qui payent pour assister aux spectacles des autres, qui doivent essayer de regarder par des petites fentes. Le suiveur d'Amérique du Sud, fidèle chaque année, n'avait jamais vu un Tour pareil : «Déjà qu'on ne pouvait plus toucher ! Maintenant, on ne peut même plus voir.» Il a cherché l'interstice derrière un rideau, pour tenter d'apercevoir un morceau de chair, un œil, un nez, une jambe. Le Tour de France, soudain, est devenu un peep-show.
Mépris
La course, qui a survécu à toutes les annulations (contrairement aux Jeux olympiques de Tokyo, à l'Euro de football et autres), a donné un signal de mépris au petit peuple qui la fait vivre. En quoi offrir un théâtre de rue, même de très loin, favoriserait-il la transmission d'une épidémie ? Le Covid se contracte-t-il par les yeux ? Ces murs ont été érigés «pour faire comprendre que ça va être le huis clos», a assumé le préfet Bernard Gonzalez au cours d'un point presse quasi secret dans l'après-midi. La paranoïa fonctionne souvent comme des matriochkas, si bien que la réunion annonçant ce départ bouclé à double tour s'est elle-même déroulée sans journaliste. Sur le coup de 18h30, le maire, Christian Estrosi, inaugure une cérémonie de présentation vide et nue, pour le seul bénéfice des télévisions, et «surtout, les fans qui nous regardent». «Nous savons que c'était un défi difficile à relever», ajoute-t-il.
L'ancien champion de moto, pour qui «la référence, c'est "le Blaireau"» – il parle de Bernard Hinault, idole de jeunesse –, attendait 50 000 spectateurs, au moins, pour les festivités. Puis, plus que 1 750 personnes tirées au sort. Finalement, la foule avait interdiction de dépasser les 1 000 VIP. La place Masséna était un damier sans pions, des arcades sans ombre, une géométrie d'angoisse, des perspectives à peine foulées par un cycliste en masque. Un rêve trouble surréaliste : un tableau de Chirico.
Monde parallèle
«Et ce sera mieux pour le départ de la course samedi ?» demande une mère. «Oui», promet un policier, qui ne sait pas, puisqu'on ne sait plus rien. «Ces barrières, c'est pour éviter que les gens s'attroupent ?» «Il y a du monde en ville, mais ce doit être à cause de la pagaille dans les transports plutôt que pour la course.» «On peut encore aller à la plage ?» Des oriflammes suspendues aux lampadaires brûlent un slogan périmé : «C'est le Tour des Niçois». L'ambition de mars 2018, lorsque Estrosi obtient le droit de jouer des projecteurs en sa cité, contre 2 millions d'euros, semble plus que loin. Dans un monde parallèle.
Tout part à vélo à Nice. Dans la rue Jaurès proche de la place Masséna, une façade s’anime sous les drapeaux CGT et une autre sous l’enseigne de l’Agence Jean-Jaurès, paradis immobilier pour demeures de charme (639 000 euros dans les vallons) ou des deux-pièces dans la vieille ville (278 000 euros). L’artère se poursuit en descente Crotti, qui place en voisins l’Union fédérale des anciens combattants et un autre peep-show, le GI Club. Grand mélangeur devant l’Eternel, Estrosi a proposé de marier Tour de France et commémoration de l’attentat du 14 juillet 2016, dans une minute de recueillement, mardi. Les victimes et Christian Prudhomme, directeur de la Grande Boucle, réunis devant le même square du souvenir. Quelques administrés se sont émus. La fête du Tour ne rachète pas tout.