Etait-ce une grève ? Jamais, officiellement, le peloton du Tour de France ne pose son préavis en préfecture et ne défile sous les calicots. Les tentes à merguez et les chars à sono sont réservés aux spectateurs. Le cycliste n’aime pas l’idée de grève, mû par la conviction qu’il peut tout subir tellement il est solide, que la révolte s’exprime dans un surcroît d’effort, que ce métier est plus qu’un travail et le coureur un peu autre chose qu’un travailleur… Pourtant, ce samedi, entre Nice et Nice, l’ouverture du Tour de France semble avoir été l’étonnant théâtre d’une «grève» des 176 coureurs, qui ne dira pas son nom. Comme il y a quinze jours sur les routes du Critérium du Dauphiné. A l’évidence, les coureurs font passer un message aux organisateurs. Ils ne peuvent pas accepter n’importe quoi.
A lire aussi «Pas d'Euro, pas de JO… mais nous, on va courir»
Nice, la ville où il ne pleut jamais, était rincée par la pluie. Beaucoup de coureurs à terre ce samedi : les Français Julian Alaphilippe, Thibaut Pinot, David Gaudu et Pierre Latour, le Franco-Russe Pavel Sivakov (l'une des meilleures cartes du Team Ineos), le très rapide Irlandais Sam Bennett, au total une grosse frange du peloton et de nombreuses équipes éraflées. Jusqu'au sprint final remporté par le vétéran norvégien Alexander Kristoff (Team Emirates-UAE) devant le jeune champion du monde, le Danois Mads Pedersen (Trek-Segafredo). Kristoff, qui endosse le maillot jaune, estime que le ralentissement imposé par les concurrents pour préserver leur sécurité est «une bonne chose».
Spectacle permanent
Cette hécatombe est avant tout une histoire de chimie. Une émulsion (de pollen, de poussières, d’hydrocarbures) se forme à la première goutte d’eau sur des routes où il n’a pas plu depuis longtemps. Les chemins lavés à grande eau sont toujours moins nocifs. Mais, au-delà, il y a le problème du seuil de tolérance des coureurs. Ils parlent de «neutralisation». La dernière descente avant la promenade des Anglais fut donc amorcée par un paquet serré de coureurs, très précautionneux dans les trajectoires, empêchant de laisser partir les preneurs de risques et trompe-la-mort. La descente, terrain de jeu pour certains, était ainsi condamnée par le choix de la majorité. Cette attitude s’était manifestée plus tôt dans l’étape, avant les chutes en cadence, quand le peloton était apparu large et épais, plutôt que tendu comme un élastique. Refusant de se battre dans le spectacle permanent qui leur est réclamé du départ à l’arrivée. La «neutralisation» se veut un geste technique, destiné à ce que les victimes d’accidents puissent rejoindre le peloton, mais la décision n’en a pas moins une portée politique.
Craquelures
Rarement a-t-on vu des coureurs aussi stressés, inquiets, perplexes, égarés dans une compétition dont ils ne maîtrisent plus les règles et les points de repère et un monde dont, comme chacun, ils ont vu les craquelures depuis l’invasion du virus au printemps. Ils cherchent un «sens» à ce qu’ils font. Se demandent s’il y aura une arrivée sur les Champs-Elysées, si leur équipe réchappera à la menace d’une exclusion pour deux cas de malades du Covid. S’ils auront un emploi l’année prochaine. Tout cela, ils en parlent entre eux, beaucoup. Le menu ordinaire est relégué au second plan.
Mi-août, le Critérium du Dauphiné, dernière épreuve de rodage pour les favoris, a été doublement franchi à vitesse folle («La course la plus dure qu'on n'a jamais faite», confient quelques-uns) et à travers, déjà, de nombreux accidents. Ils ont incriminé une route pourrie. Ils s'en sont plaints ouvertement. L'organisateur, ASO, le même que celui du Tour de France, était ciblé. C'est rare. Le «syndicat» des cyclistes professionnels, le CPA, s'est ému des conditions de sécurité. Quoique domicilié à la même adresse que l'Union cycliste internationale, à Aigle, en Suisse, cette instance vaguement représentative a signalé que les coureurs étaient excédés. Ceux-ci ont décrété une «neutralisation» sur les dix premiers kilomètres de la dernière étape. Ce qui consiste à rouler sur les freins. Les routes du Tour de France sont le tapis rouge de Cannes, sans comparaison aucune avec le chemin rapiécé du Dauphiné, et ce samedi, la pluie était en cause plus qu'une quelconque négligence des organisations. Mais le peloton démarre le Tour en mille morceaux.