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Cyclisme

Tour de France : un week-end sur la côte d’usure

Tour de France 2020dossier
Perdu entre les gestes barrières et les barrières bien physiques faisant de Nice un labyrinthe, un rare public a assisté samedi à une étape pluvieuse et chaotique, avant que le Tour ne prenne enfin forme dimanche.
Samedi, sur la promenade des Anglais, à Nice. (Photo Laurent Carré)
publié le 30 août 2020 à 20h26

Le Tour de France à huis clos fait de légers progrès : il est passé à jauge très très réduite. Dimanche, quelques milliers de spectateurs ont donc été tolérés pour voir le Français Julian Alaphilippe (Deceuninck-Quick Step) gagner la deuxième étape au départ et à l’arrivée de Nice et se parer du maillot jaune. Le cœur n’y est toujours pas mais les coureurs, organisateurs, suiveurs, spectateurs soufflent enfin un peu après une première étape de samedi engluée de tous côtés, entre des consignes sanitaires qui interdisaient de fait les rassemblements du public le long du parcours et des chutes sur route trempée qui ont envoyé au sol une centaine de coureurs, dont le Français Thibaut Pinot (Groupama-FDJ), blessé au genou.

Deux millions d’euros

C'est un Tour de France en embrouilles de village. La mairie de Nice est furieuse contre le Covid de lui avoir saccagé les deux étapes abritées en son sein et pour lesquelles elle a déboursé plus de deux millions d'euros. Le maillot jaune de Julian Alaphilippe, le succès samedi du Norvégien Alexander Kristoff (Team UAE-Emirates) n'ont pas rassasié le maire (LR) Christian Estrosi. Les spectateurs en veulent à l'organisation de ne pas leur avoir donné accès au parcours, au motif de la pandémie et d'un département des Alpes-Maritimes classé depuis jeudi en «zone rouge». Les organisateurs s'agacent en privé de la marotte sursécuritaire de Nice, qui avait déployé des «panneaux occultants» tout autour du peloton, et non de simples barrières, empêchant les passionnés ou curieux non seulement de s'approcher, mais de voir. Christian Prudhomme, organisateur de l'épreuve, rappelle à l'ordre en petit comité des journalistes qu'il accuse de poser des questions dangereuses pour l'avenir de ce Tour. «Vivement qu'on quitte Nice», disent les pontes d'Amaury sport organisation entre eux. Les coureurs, enfin, à l'image du Néerlandais Robert Gesink (Jumbo-Visma) en ont après l'Union cycliste internationale, qui aurait dû selon eux abréger le spectacle des chutes samedi. La Terre entière se déchire sur une fête qui aime se peindre comme bon enfant.

Burlesque

La course débute à peine que chacun est à vide, à cran, courroucé, à la recherche de coupable. Du jamais-vu depuis 2006, lorsqu’un wagon de favoris fut renvoyé à demeure avant même le départ de Strasbourg pour des liens présumés avec le médecin dopeur Eufemiano Fuentes, la suspicion de dopage est désormais remplacée par celle du Covid. La «bulle» sanitaire tourne au burlesque. On a vu samedi un dignitaire d’ASO converser sans masque avec deux journalistes sans masque non plus. Un «village» VIP bondé alors que le public qui souhaite venir gratuitement a ordre de ne pas s’avancer trop près, encore moins de s’agglutiner. Christian Estrosi et le prince Albert de Monaco avaient grimpé sur le toit terrasse du «village». Naturellement sans masque. Et saluant une foule qui n’existait pas.

Lors de la première étape du Tour, samedi, une centaine de coureurs ont été victimes de chutes sur des routes niçoises trempées, sous les yeux de spectateurs en nombre réduit.

Photo Laurent Carré pour Libération

L'étape inaugurale ne sait plus comment accueillir son public. Chacun se dit alors que le Tour est un désastre, pris dans la contradiction entre un bal populaire et un champ de manoeuvres militaires derrière des barbelés. Des dizaines de milliers de spectateurs étaient espérés. Mais c'était avant le Covid. Il n'y a plus que 49 chanceux autorisés à se poser en bord de route. Une tribune amovible les attend à une vingtaine de mètres de la ligne. La vue est doublement magnifique. La baie des Anges s'étend derrière la digue des camions des chaînes de télé et, surtout, il y a là les derniers hectomètres d'une étape-essorage. Le reste du public, lui, est circonscrit au niveau du McDonald's. Mais la tribune reste vide. «Je ne sais pas pourquoi», dit une femme de l'organisation en anorak vert. Puis : «Personne n'est venu.» Un collègue sort de sa manche une explication : «Les gens n'ont pas trouvé par où entrer.» Trop de checkpoints, allées, contre-allées labyrinthiques.

Pois rouges

La côte d’Azur vire du bleu au gris, tente de retourner au bleu. L’étape dimanche démarre à contresens de la promenade des Anglais, lumière qui rase l’eau. Tout à coup, le peloton remonte les berges du Var, fleuve presque à sec, les galets nus, des bouillons gris comme les pierres et le sable dont se repaissent les gravières. Les falaises veinées des premières montagnes se rapprochent sans aucun attrait. Le Tour roule alors sur une quatre-voies, loin de ses bases, des chemins vicinaux, les hangars commerciaux remplaçant les villages de carte postale. La télévision et les spectateurs avaient choisi de baisser le rideau comme jeudi à la cérémonie d’ouverture de ces Jeux cyclistes. Personne n’avait envie de voir passer les coureurs sur cette enclave grise au nord de Nice, alangui sur une murette en béton ou une glissière de sécurité. Les gestes étaient parfaitement barrières.

Et puis, le Tour a respiré. Dimanche au col de Turini, au quatre-vingt-dixième kilomètre de la deuxième étape. Enfin de la normalité. L’événement de juillet qui a lieu cette année en septembre est là presque comme à l’accoutumée, assis dans ces chaises pliantes au bord de la route ; ces vélos couchés sur les murets moussus, preuves que des cyclistes viennent acclamer d’autres cyclistes. Il y a les tee-shirts blancs à pois rouges du club des retraités, les chapeaux Cochonou à motif Vichy de l’année passée, ou bien celle d’avant encore, qui nappent les têtes. La lumière est douce, l’automne approchant. Des frondaisons épaisses ombragent le bitume. Les spectateurs restent très épars mais il y a comme un répit : le Tour de France se rappelle à lui-même ses propres images.

A rebours des consignes du préfet Bernard Gonzalez qui avait annoncé pour la journée un «trafic» interdit dans les cols, un rare et perturbant huis-clos en montagne, pour cause de pandémie. Au Turini, la course prend une goulée d'air. Et puis à l'amorce d'un virage, la conscience reflue. Un drap peint de noir : «Les mamies et les papis sont là, protégez-nous.»

Cadeaux chiches

Une consolation depuis le col précédent, la Colmiane, qui avait fait craindre le vide. A deux kilomètres du sommet, une centaine de personnes, le maximum de cette ascension qui est le minimum de ce que la montagne est en droit d'attendre. A un kilomètre, des caravanes, certes, mais tout juste une dizaine. Les vacanciers ont pu braver l'interdiction parce qu'ils logent dansles villages perchés et passent pour des riverains. Une voiture de l'organisation circule, un message défilant : «Respectez les gestes barrières». Le public répond masqué, deux heures avant le passage des coureurs, pour avoir le droit d'être là et de recevoir des cadeaux très chiches de la caravane. Le bruit fait illusion. Panoramix est cette année du convoi, statue érigée sur un char devant son chaudron de potion magique. Au milieu des sapins, un arrêt de bus est vide.