La famille Turgis n’a raté aucune étape dans son album photos. Le mariage de Rémy et Valérie, qui réunit deux grandes familles du cyclisme en Ile-de-France (1990). La naissance de Jimmy (1991). Celle d’Anthony (1994). Celle de Tanguy (1998). Les premiers tours à vélo des trois enfants. Les premières chutes. Les premières victoires. Le passage chez les professionnels des trois. La première fois qu’ils courent chez les pros réunis sous le même maillot, celui de l’équipe Cofidis, lors du Tour de l’Ain 2017. La photo de la fratrie disputant ensemble le Tour de France devait suivre, lançant une saga extraordinaire. Mais l’album se déchire en l’espace de seize mois. Tanguy et Jimmy sont contraints d’arrêter leur carrière à cause d’une maladie cardiaque héréditaire. Il ne reste plus qu’Anthony dans le peloton, engagé dans le Team Total-Direct Energie et à l’action ces jours-ci dans les sprints du Tour de France.
«Sans eux, le vélo n’existerait pas»
Rémy Turgis se souvient du début d'une longue angoisse : «Avec ma femme, on a compris de suite… Comme c'est une maladie génétique, les enfants ont 50 % de chances d'être touchés.» C'était le 27 septembre 2018. Le cœur de Tanguy s'emporte alors qu'il court la Famenne Ardenne Classic, en Belgique. Des contrôles à l'hôpital confirment qu'il souffre de la même malformation que ses oncles, une dysplasie arythmogène du ventricule droit. La maladie est une cause de mort subite. Mais comment être détecté à temps ? Les cyclistes ne se méfient pas des coups de fatigue. De la plate routine, selon eux. Au fond, Tanguy Turgis a eu une certaine «chance» de s'en sortir en 2018. La pathologie déclenche des «crises» potentiellement fatales, 220 à 250 pulsations (des extrasystoles) par minute, au lieu de 40 au repos.
Au printemps de la même année, le petit puncheur était devenu le plus jeune concurrent à terminer Paris-Roubaix depuis 1939. Il avait 19 ans et 10 mois. Il s'était classé 42e, juste devant Jimmy. «On se serait cru à une sortie d'entraînement tous les deux, sauf que c'était l'une des plus grandes épreuves au monde.» Le néophyte était attendu telle une merveille du peloton. De loin le meilleur junior français de sa génération. Le diagnostic tombe à l'automne. Et lui avec : «C'est comme si tout s'écroulait.» Il cite les propos de son employeur Jérôme Pineau, manager de l'équipe B & B Hotels-Vital Concept : «C'est un gamin à qui on brise les rêves.» En octobre 2018, sa carrière de coureur cycliste est donc officiellement close. Mais il y a beaucoup plus grave. A trois reprises au moins, le cœur de Tanguy menace de lâcher. En mars 2019, le défibrillateur que les chirurgiens lui ont placé sous la peau se déclenche. Les secours mettent une heure et demie à le stabiliser. D'autres alertes surviennent en avril. En juin, il se livre à Ouest-France : «C'est dur de se dire que je vais garder cette maladie… Prenez Adrien Costa. Il a perdu une jambe [le prodige américain a été amputé à la suite d'un accident d'escalade, ndlr]. C'est atroce, mais quelque part, dans son malheur, sa vie n'est pas en danger. Moi, j'ai encore peur qu'il m'arrive quelque chose…»
Anthony, Rémy, Tanguy, Valérie, Jimmy et la chienne Laïna, à Linas (Essonne) mi-juin.
Photo DR
«Depuis le 23 mai 2019, Tanguy va mieux, rassure son père. Mais c'est douloureux de tourner la page. Pour nous tous.» La famille est immensément célébrée dans le monde du cyclisme, pas seulement pour le palmarès qu'elle accumule mais pour son sens du dévouement. Président de la section vélo à l'US Métro Transports, Rémy Turgis, 60 ans, organise des compétitions pour les autres. Les 18 et 19 juillet, il permet à 2 000 cyclistes de se déconfiner sur le terrain militaire de Versailles-Satory (Yvelines). «Des gens extraordinaires», «des bienfaiteurs», «sans eux, le vélo n'existerait pas»… Voilà ce que la base de ce sport dit des Turgis. «Je tiens ça de ma mère, raconte Rémy. Elle était présidente du Cyclo-Club d'Igny-Bièvres. A 5 ans, je l'accompagnais chez des commerçants pour recueillir 10 francs et organiser une course pour les gamins. Elle est morte quand j'avais 15 ans. J'ai choisi de continuer.» Il travaillait comme mécanicien à la RATP jusqu'à sa récente retraite. Le reste du temps, il entraînait les jeunes ou les faisait courir.
Dernier cycliste en activité
Tout le monde adore les parents Turgis et tout le monde adore les fils. La mère leur passe des cassettes VHS des compétitions qu'elle a filmées, mettant en scène ses propres frères, oncles, cousins. La science tactique se transmet comme un secret de famille. La passion également. Rémy Turgis les définit : «Jimmy, c'est le plus réfléchi, il a besoin de construire allumette par allumette. Anthony, c'est la force tranquille. Tanguy, c'est l'étincelle.» Trois fils, trois pros. «La génétique, je suis obligé d'y croire, ça se voit par le vélo !» considère le père, qui ajoute : «Et la maladie confirme…»
Le bénévole avait presque réussi à encaisser le choc pour Tanguy. Il avait accepté d'organiser de nouvelles épreuves pour les autres et «pour se changer les idées». Quand, soudain, la malchance s'est abattue sur Jimmy. Le 7 février, l'aîné qui est lui aussi employé chez B & B Hotels-Vital Concept, se soumet à une batterie de tests de routine. Il est diagnostiqué du même mal que son frère. Sa carrière s'achève. «C'était injuste parce que je n'avais jamais ressenti de problème, dit-il. Je battais mes records à l'entraînement. Les médecins ont appliqué le principe de précaution. Mon cœur aurait pu continuer à tenir le coup pendant cinq mois… ou cinq jours.» Jimmy a les mêmes mots que Tanguy : «Tout s'écroule.» Il lui faut changer de vie à 28 ans. «Le vélo a toujours décidé de mes vacances, de ce que je mange ou de l'heure à laquelle je me lève. Le jour d'après, quand ma femme s'est levée pour aller au travail et que la petite est partie chez la nourrice, je me suis retrouvé seul à la maison et je me suis rendu compte que toute ma vie, c'était le vélo.» Pour les parents, c'est «l'injustice qui s'acharne».
Jimmy et Tanguy essaient de rouler ensemble comme autrefois. Ils modèrent l'allure. Ils se consolent avec leurs projets. Le benjamin s'est déjà reconverti en directeur sportif du Vélo-Club Loudéac, en Bretagne, la réserve de B & B Hotels-Vital Concept. L'aîné, qui dispose d'un master de Staps, espère rejoindre le staff de l'équipe professionnelle comme entraîneur. Ils n'ont jamais imaginé abandonner le cyclisme. Au contraire, ils estiment que revenir auprès de leurs anciens équipiers ou adversaires sera comme une thérapie, bien qu'ils aient souvent la gorge nouée en regardant des courses à la télé : «Si j'avais été là…»
Une question revient souvent au gré de leurs balades. Lequel des deux est le plus à plaindre ? Est-ce Tanguy, que la fin de carrière préserve d'un décès probable mais qui doit s'arrêter avant d'avoir commencé ? Est-ce Jimmy, forcé de prendre sa retraite alors qu'il ne s'est jamais senti malade ? Tanguy pense que c'est Jimmy qui subit la plus grande «injustice». Jimmy répond que c'est Tanguy. Les frères veulent laisser les parents en dehors de ces dilemmes, parce que, comme le dit l'aîné, «ils ont déjà beaucoup de peine». «En plus, ils se sentent coupables de ce qui nous arrive. Alors que ce n'est évidemment pas leur faute. Eux qui ont toujours tout donné pour nous». Tanguy et Jimmy veulent aussi préserver Anthony. Ils connaissent ses doutes éventuels et le poids d'une nouvelle mission : le dernier cycliste en activité doit s'accrocher dans l'effort et gagner des courses pour trois, propulsé par trois paires de jambes - cinq en comptant Valérie et Rémy.
«Tout le reste est aléatoire»
La famille fait corps autour de celui qui dispute son troisième Tour de France. «On ne peut pas parler d'une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Pour l'instant, les tests montrent qu'il n'a rien», rappelle le père. Anthony tient à sa pudeur. Au site DirectVelo, il explique : «J'espère que je n'aurai rien, on l'espère tous. Ce sont des maladies qui peuvent toucher n'importe quel coureur. Le cœur est un muscle qui se fatigue avec le temps. Certains coureurs doivent arrêter, c'est le cas de mes deux frères. Tout le reste est aléatoire. Peut-être que je pourrai faire vingt ans de carrière sans problème.» A Ouest-France, il indique que ses frères «ne sont pas complètement arrêtés, ils peuvent faire du vélo mais c'est vrai que ce sont des choses difficiles». Son propos se veut plus général : «Quand je vois tout ce qui se passe à la télé, je vois bien qu'il y a des choses graves. Je relativise vraiment. Pouvoir faire du vélo, faire ce que l'on aime, je sais que c'est une chance. Je vais profiter jusqu'au bout comme je le peux.»
Sur la Grande Boucle cette année, Anthony Turgis s'est classé neuvième lors de la première étape autour de Nice. Il passe entre les chutes et se jette dans le sprint remporté par le Norvégien Alexander Kristoff. Ses parents ont essayé de venir le voir. En raison du parcours «à huis clos», entravé de barrières et écrans noirs, les retrouvailles n'ont pu avoir lieu. Ils se sont enfin croisés le lendemain dans le col du Turini. En coup de vent. «On ne lui a pas donné de bidon, c'est interdit, raconte le père. Mais il avait l'air content. On est toujours venus encourager les mômes. Ah, ils nous ont fait une belle vie !»