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Hellé Nice : l'auto-tamponneuse

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Modèle, danseuse nue, puis pilote dans les années 30, elle a dynamité les conventions sociales de son époque. Avant de sombrer dans l'oubli.
Hellé Nice au volant d'une Bugatti 35 C sur le circuit de Monthléry, le 18 décembre 1929. (Photo Apic. Getty Images)
publié le 5 septembre 2020 à 16h25

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sports telle que l'a racontée la presse de l'époque. Ce samedi: Hellé-Nice pionnière oubliée du sport auto féminin.

Une ancienne pilote automobile dépendante, pour vivre puis éviter la fosse commune, d’une association baptisée la Roue tourne, ce serait cocasse si l’histoire n’était d’une tristesse insondable. L’histoire d’une pionnière. Hellé Nice (1900-1984) fut une femme libre. Dévoreuse de vie. Célèbre danseuse. Coureuse précurseuse. Star ambitieuse. Femme débroussailleuse. Amante capricieuse. Brûleuse d’argent. Morte oubliée de tous.

Si la Formule 1 était née trente ans plus tôt. Hellé Nice aurait été la première femme étoile d'une discipline qui, soixante-dix ans après la création du championnat du monde, ne se conjugue et ne s'est jamais conjuguée qu'au masculin. Dans le premier tiers des années 1900, il était même rarissime de voir une femme titulaire du permis de conduire. Elle l'était depuis 1920. Sous quel nom ? Mariette Hélène Delangle, Hélène Nice ou Hellé Nice ? Elle est née, le 15 décembre 1900 sous le premier patronyme, fille d'Estelle Bouillie et Léon Delangle, facteur à Aulnay-sous-Auneau. Des origines qui ne la destinaient certainement pas à une gloire internationale. Orpheline de père à 16 ans, elle quitte l'Eure-et-Loire pour «monter» à Paris, à 80 kilomètres au nord-est. Elle s'y dévoile. Littéralement. Modèle nu pour peintre, puis, après des cours de ballet, danseuse de cabarets et music-hall dans un aussi simple appareil. Son état civil ne colle pas vraiment avec sa carrière. Un peu tue-l'amour «Mariette Hélène Delangle» sur une affiche pour un spectacle olé olé au Casino de Paris, dont elle est devenue une vedette. Ce sera donc «Hélène Nice» (elle adore la ville éponyme), des spectateurs américains trouvent qu'elle est nice. Elle est nice, Hellé Nice, vous l'avez ? C'est donc sous ce nom qu'elle connaît une fort jolie carrière. En termes de finances ou de notoriété. La native d'Aulnay-sous-Auneau devient une personnalité du tout-Paris. Elle mène sa barque d'abord en solo puis associée à Robert Lisset. C'est d'ailleurs avec ce danseur et vedette du cinéma muet qu'elle est annoncée le 9 décembre 1927 dans un gala de l'alors immense Maurice Chevalier au Casino de Paris.

Parallèlement à sa carrière d'artiste, elle nourrit une immense passion pour l'automobile. La légende veut qu'elle soit tombée dans une marmite d'huile moteur, enfant, lorsque son père l'emmena voir la course Paris-Madrid qui passait par son village. Sa rencontre avec Henry Gérard de Courcelles, ancien aviateur et coureur automobile est essentielle. Il lui fait passer son permis et découvrir le monde des Grands Prix. Elle brûle de courir. Ce qui lui est régulièrement refusé, comme en 1921 aux Etats-Unis. Malgré tout, elle s'obstine. S'aligne au départ de la moindre course où elle est autorisée. En 1929, elle met un terme à sa double carrière pour se consacrer à la course. L'une de premières pilotes professionnelles. Mais l'Excelsior du 15 juin 1929, la présente encore comme «Melle Hellé Nice, du Casino de Paris», pour signaler qu'elle a remporté «le championnat automobile des artistes de Paris».

«Petit pied volontaire»

En juin 1929, Hellé Nice remporte son premier Grand Prix féminin à Linas-Montlhéry (Essone). C'est sur cet «autodrome» qu'en décembre 1929, Match la rencontre lors d'une tentative de franchir la barre des 200 km/h à bord de son bolide, une Bugatti Type 35 C. Entre deux tours de piste, elle s'offre un gin-fizz avec le journaliste qui décrit une jeune femme rigolarde en maniant l'antiphrase. «C'est tellement naturel pour une femme de franchir le cap du 200 à l'heure ; elle rit parce qu'elle a de belles dents blanches et qu'elle aurait tort de les cacher ; elle rit parce qu'elle n'a point peur de sa rapide deux litres [la cylindrée du moteur de sa voiture, ndlr] de courses.» Et le journaliste de raconter un nouvel essai : «La voiture démarre, bondit, se cabre… On devine sur l'accélérateur un petit pied volontaire… Le moteur hurle, la voiture file… La comparaison est drôle : une mouche courant sur une assiette. Et puis, le bruit s'entend de nouveau, comme il s'amplifie ! Ron-on-on-on-on-on-on, une forme bleue, un corps blanc courbé. Le premier tour est couvert ! Chronométrons : 153, 187, 190, 192, 193, 196 et 197,700… et puis plus rien… Mlle Hellé-Nice a "coupé". Dommage ! Elle aurait pu facilement atteindre le 200 de moyenne.»

Ce jour-là, elle a atteint la vitesse de pointe de 197,708 et tenu une moyenne de 194 sur dix tours de circuit. Deux officieux records du monde féminins. A sa descente d'auto, la pilote se raconte : «Je n'ai ressenti aucune impression. Le premier jour, lorsque j'ai atteint 180, j'ai eu peur… l'obstacle arrivait si vite […]. La piste est mauvaise, et si je n'étais rompue à tous les sports, je n'aurai pu résister.» «Quel est votre sport favori ?» s'enquiert le journaliste. «L'automobile plus que tout. La natation, le tennis ne me déplaisent pas. Les sports d'hiver, l'alpinisme c'est épatant.» C'est d'ailleurs une blessure au genou lors d'une descente à skis qui la contraindra à interrompre sa carrière de danseuse.

Son destin de pilote est lancé. Au volant, elle défonce virtuellement les frontières. En août 1930, elle part aux Etats-Unis. Peu importe qu'elle ne remporte aucune des 76 courses qu'elle dispute. Là-bas, elle est une star, devenant l'égérie d'une marque on ne peut plus américaine : Lucky Strike. Entre-temps elle se lie à un autre passionné de courses automobile, Philippe de Rothschild, lequel la présente à Ettore Bugatti, fondateur de la firme dont le luxe des voitures n'a d'égale que leur puissance. L'industriel italien flaire le bon coup marketo-sportif en lui confiant le volant d'un de ses bolides, à bord duquel elle termine 3e du Grand Prix Bugatti, en juillet 1930.

Hellé Nice (au volant) discute avec le pilote Carlo Maria Pintacuda.

Photo Barthes. AFP

Hellé Nice collectionne les amants. Elle déchire la camisole de force sociétale qui interdisait aux femmes de voter, les empêchait de s'amuser, de vivre. Le 22 août 1932, Paris-Soir part à la rencontre de cette femme «jeune, belle, de situation aisée, munie d'un bagage sportif à rendre jaloux l'élément masculin tout entier. […] Une femme de type très "american girl". Les soucis du ménage, la coquetterie journalière ne sont pour elles que des passe-temps d'entre deux épreuves». Elle révèle que l'automobile ne lui suffisant plus pour étancher sa soif de sensations fortes, elle s'est mise à l'aviation. Et se désole que, toute star qu'elle est, sa condition de femme reste un frein. «Quand donc de généreux mécènes se décideront-ils à créer de grandes épreuves de vitesse, de Grands Prix, des circuits sur lesquels seules les femmes pourront s'aligner et montrer qu'elles savent aussi battre des records, réaliser de beaux exploits… Jusqu'à ce jour, hélas ! il nous a fallu nous contenter de figurer en course avec des hommes, des maîtres du volant, sur lesquels une championne peut difficilement prendre le dessus, je le reconnais. […] Mais voilà, la femme propose et les organisateurs disposent. Il nous faut attendre, espérer des jours meilleurs.»

Des Grands Prix, Hellé Nice connaît les frissons – terminant régulièrement dans les dix premières places des courses masculines –, mais aussi les drames. Le 10 septembre 1933, elle participe à Monza (Italie) à l'une des courses les plus tristement célèbres du sport auto, au cours de laquelle se tuent trois des plus célèbres pilotes de l'époque. Le Petit Courrier du 14 septembre oublie de mentionner l'accident, pour seulement retenir qu'après l'arrivée, le secrétaire général du Parti fasciste a félicité la seule femme de la course.

Trois jours de coma

En 1936 au Brésil elle va tutoyer la mort. Grand Prix de São Paulo : elle est en troisième position derrière la star locale, Manuel de Teffé. Plus rapide que lui, elle tente de le dépasser mais le Brésilien lui ferme la porte. Embardée à 160 km/h. Sortie de route. Collision contre une botte de paille. Ejectée de la voiture, elle heurte un soldat qui amortit la violence du choc de ce corps transformée en projectile fou. Le militaire y laisse sa vie. L’Alfa Romeo de la pilote poursuit sa course folle et retombe dans le public : quatre morts, plus de trente blessés. Hellé Nice, elle, passe trois jours dans le coma et sort de l’hôpital au bout deux mois.

Avant la course, la pilote avait décrit à l'Intransigeant (9 juin) un circuit particulièrement exigeant : «Une dizaine d'épingles à cheveux et très peu de lignes droites. La route dans l'ensemble est peu large. Le sol est généralement passable, sauf en un certain endroit où il y a 20 centimètres de terre, et un autre où il nous faudra passer sur de très mauvais pavés.»

L'Echo de Paris du 13 juillet rend compte de l'accident, assurant qu'il a été provoqué par un piéton qui a traversé la route, alors que le Jour du 14, précise que le «gouverneur de l'état de Sao-Paulo et le préfet ont visité personnellement l'automobiliste française qui est l'objet de soins des meilleurs médecins». «Tous les journaux louent l'intrépidité sportive de Mlle Hellé Nice qui, poursuit le journal, avait conquis la sympathie et l'admiration du public brésilien.» «Une enquête serait ouverte pour établir la responsabilité des organisateurs qui, à première vue, ne semblent pas avoir pris les précautions d'usage pour que les spectateurs de la course soient en sécurité», précise le quotidien. L'Excelsior du 23 publie un cliché saisissant de l'accident.

De cet épisode qui aurait pu se révéler fatal, la pilote récoltera une aura incroyable au Brésil, où nombre de femmes ont été prénommées «Hellenice» ou «Elenice» en son hommage. De retour en France, elle reprend le volant en 1937. Faute de trouver des écuries qui lui font confiance, elle devient pilote d'essais et retrouve le circuit de Montlhéry pour la firme Yacco (producteur français d'huile pour moteur). En mai 1937, en alternance avec trois autres pilotes femmes, elle tourne pendant dix jours et dix nuits et s'adjuge dix records du monde qui lui appartiennent toujours. La presse française s'émerveille. «L'équipe féminine, composée de Mmes Hellé Nice, de Forest, Siko et Descollas, qui s'est mise en piste dimanche soir pour s'attaquer à un record de longue durée, se montre d'une endurance que bien des hommes envieraient», écrit Paris-Soir du 6 mai. «4 femmes-25 records», titre le Journal du 30 mai.

«Prélude gracieux»

Faute de volant pour participer aux Grands Prix, elle s'aligne dans des rallyes et des courses de côte. Le 6 août 1939, elle remporte le championnat féminin de l'Union sportive automobile sur le circuit de Comminges (Haute-Garonne), «prélude gracieux au Grand Prix [masculin, ndlr] proprement dit», précise l'Intransigeant du lendemain. Sa dernière victoire.

La guerre met les courses automobiles à l’arrêt. Hellé Nice en passe les premières années à Paris avec un nouvel amant, Arnaldo. Le couple mène grand train et s’achète une villa à Nice, en 1943. La guerre terminée, la pilote ne rêve que de reprendre la compétition et s’inscrit au premier Rallye de Monte-Carlo en 1949. Mais lors de la soirée de gala précédant le départ elle est accusée publiquement par Louis Chiron d’avoir été agente de la Gestapo pendant la guerre. Personne ne songe à remettre en cause la parole de ce pilote renommé, figure influente du sport automobile, qui n’apporte cependant aucune preuve. Tout le monde abandonne celle qui fut une star et une pionnière, à commencer par Arnaldo qui file avec la caisse du couple. Oubliée de tous, pestiférée dans un milieu qui l’adulait, ruinée, rejetée par sa famille, elle passe le reste de sa vie dans un studio de Nice. L’ex-diva de la Riviera ne (sur)vit que grâce à la générosité de l’association de bienfaisance la Roue tourne, qui aide les artistes dans la dèche. Hellé Nice meurt seule et ruinée en 1984. La Roue tourne paye sa crémation. Ses cendres sont envoyées à sa sœur restée dans le village natal. Cette dernière, en rupture totale avec Mariette Hélène en qui elle voyait le diable au féminin – il faut dire que les deux femmes vivaient sur une planète différente –, dédaigne même faire graver le nom de sa sœur sur la tombe familiale.

Oubliée en France, Hellé Nice a rassemblé des admiratrices au-delà. Aux Etats-Unis, certaines d'entre elles ont créé une fondation à son nom. L'historienne britannique Miranda Seymour a entrepris une opération réhabilitation dans Bugatti Queen, paru en 2004. Elle est remontée jusqu'aux archives de la Gestapo à Berlin. On n'y trouve aucune preuve que la pionnière ait travaillé pour les nazis. Selon Seymour, Louis Chiron aurait agi par vengeance. Hellé Nice lui aurait refusé son lit.

La précurseuse, sans le souvenir de laquelle les présences féminines en F1 se limiteraient à des pin-ups porteuses d’ombrelles pour protéger du soleil les mâles pilotes sur la grille de départ, a, grâce à Miranda Seymour, une rue à son nom dans son village natal. Et une épitaphe digne de sa personnalité sur sa tombe. En attendant, comme la rumeur le suggère, que Bugatti baptise «Hellé Nice» l’un de ses prochains modèles.