Avant d'attaquer sa randonnée dans le Vercors, un coureur de la Grande Boucle nous a envoyé un texto lundi soir à 19 heures : «C'est bizarre, ce Tour. [Les organisateurs] ont besoin d'aide pour trouver un parcours exigeant. Là, on va avoir vingt kilomètres de plat et deux kilomètres de bosse.» Il nous livrait aussi une prédiction qu'il avait lue dans les entrailles d'un poulet : «Jumbo va rouler fort. Ils vont faire sauter quelques mecs. On aura Roglic contre Pogacar dans la dernière montée.» Ce fut presque ça. Les Jumbo-Visma, protégeant le maillot jaune Primoz Roglic, ont laissé partir un groupe d'échappés, leur concédant un très gros quart d'heure royal au lieu de l'habituel écart de quatre minutes, et c'est l'Allemand Lennard Kämna, de l'équipe Bora-Hansgrohe, qui gagne en solitaire. Dans la «bosse» d'arrivée, pas très bossue en réalité, Primoz Roglic contrôle son jeune compatriote slovène Tadej Pogacar (Team UAE-Emirates), lequel voulait lui reprendre quelques secondes, en vain.
Cette étape aura compté pour du beurre et les «frelons» de Jumbo-Visma en avaient eu l'intuition. Ils ne se décarcassent jamais pour des produits laitiers ni des étapes qui sentent le riz mi-cuit, il leur faut de la côte de bœuf épaisse pour les voir verrouiller le peloton, rouler en cinquième du départ à l'arrivée et déposer, à deux cents mètres de la ligne, leur chef d'escadrille Roglic, le maillot jaune qui sprinte en haut des cols mais n'attaque pas. Ce mardi, le chemin entre la Tour-du-Pin et Villard-de-Lans (Isère) était une étape de montagne sans grand effet. Il en faut. Alors, ce sont les moustiques-tigres de Bora-Hansgrohe qui ont pris le relais, comme samedi en direction de Lyon, lorsqu'ils ont effiloché le peloton pour aider Peter Sagan à prendre le maillot vert. Petit secret du Tour : les frelons et les moustiques sont amis. Quand les premiers ne roulent pas, les deuxièmes abattent le boulot.
Ecran géant
Pogacar a lancé son sprint dans une courbe et s’il avait levé les yeux, il aurait pu s’apercevoir danser sur un écran géant qui retransmettait la course. Preuve que la route n’est pas complètement plate, il a les mains aux poignées de frein. Les spectateurs tapent sur les barrières qui font un léger bruit de stade. Sur la ligne d’arrivée, quatre cents mètres plus loin, les speakers s’excitent sagement dans les haut-parleurs. Une barre rocheuse rejette la voix en écho. Les bûcherons ont suspendu leur tronçonneuse. Odeur de sciure. Et de vache puissamment.
Les organisateurs soupirent quand on leur rapporte les propos des coureurs, du genre de ceux tenus par texto lundi soir. «Jamais contents». Comme les fans qui percent le parcours sous tous les angles. C'est soit trop long, soit trop bref. Un coup, il y a carence de montagne ; un coup il y a tant de cols que les roues dérapent. La route est étroite et rugueuse ou bien format avenue et jugée trop lisse. Mais les coureurs ont leurs raisons. Ils calculent. C'est leur métier. Une étape «facile» se consomme à vive allure. On peut en ressortir plus dépecé que sur une étape à fort relief. En haute montagne, le train du peloton casse, chacun prend le wagon qui lui convient pour rejoindre l'arrivée. La pente calme la vitesse. Rien n'est plus traître pour un cycliste qu'une étape dite de «moyenne montagne».
Les coureurs s’adaptent aussi à la chronologie. Mercredi, le Tour doit passer du ski nordique à la descente classée piste noire. La route relie Grenoble à Méribel, en passant par le col de la Madeleine (17 kilomètres à 8,1% de pente moyenne) et le col de la Loze (21,5 kilomètres à 7,8%). L’altitude excèdera les 2 000 mètres, compliquant l’absorption d’oxygène. Une rampe à 24% s’étirera à deux kilomètres de l’arrivée. Les organisateurs l’ont baptisée «toit du Tour» (culminant à 2 304 mètres).
Aussi les cyclistes gardent-ils quelques forces. Tout spécialement ceux qui voudraient conquérir le maillot à pois – les Français Benoît Cosnefroy (AG2R la Mondiale) et Pierre Rolland (B&B Hôtels-Vital Concept) sont ex aequo en tête du classement des grimpeurs (36 points) – et qui n'ont pas voulu se chamailler jusqu'ici, quand le vertigineux col de la Loze rapporte à lui seul une enveloppe record de quarante points. Ces sommets permettront de voir ce qu'il y a de mieux ou pire pour le spectateur et pour le coureur, dont les intérêts divergent souvent, entre une étape de grande ou moyenne montagne. Ce qu'il y a de plus gourmand en énergie, de plus brutal pour le corps, angoissant pour la tête.