Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l’a racontée la presse de l’époque. Ce samedi, alors que le Tour de France s’achève, on part à la rencontre de Maurice Garin, vainqueur de la première édition en 1903, quand le cyclisme tenait autant du western que du sport.
[Publié avant l'avant-dernière étape du Tour de France et le coup d'éclat de Pogacar, cet article prévoyait la victoire de Primoz Roglic. Nous avons modifié]
Tadej Pogacar, très probable vainqueur du Tour 2020, bouclera dimanche sur les Champs-Elysées un périple de 3 484 kilomètres, avalés à une moyenne d'un peu plus de 42 km/h, en 21 étapes d'une longueur moyenne de 166 kilomètres. Autre temps autre sport. En 1903, Maurice Garin remporte la première édition après avoir pédalé 2 428 kilomètres en… six étapes, soit 404 kilomètres de moyenne à environ 25 km/h. Les cyclistes passaient régulièrement plus d'une quinzaine d'heures sur leur selle. Comme lors de la première étape, partie de Montgeron (banlieue sud de Paris), que Garin gagne en exactement en dix-sept heures, quarante-cinq minutes et treize secondes. Le «Petit Ramoneur» devient le premier leader du premier Tour de France. Un honneur à son dossard numéro 1. Si, depuis, cette étiquette symbolique est réservée au gagnant de l'année précédente, Garin l'a décrochée très logiquement : il a été le premier à s'inscrire à la course ainsi que le relate l'Auto, le journal organisateur du Tour, du 3 mars 1903 : «Les engagements ont été ouverts dimanche et la première journée ne nous en a pas apporté moins de huit, tous en règle, ayant fourni le numéro de leur licence et ayant acquitté le droit d'entrée de 20 francs. Les deux premières places sont occupées par Maurice Garin, le glorieux vainqueur de Paris-Brest, et par Pasquier, le gagnant des routiers de Marseille-Paris. Les autres seront, on le voit, en bonne compagnie.»
L'Auto en fait bien sûr des caisses sur «sa» Grande Boucle. Ainsi le jour du départ, le 1er juillet, étale-t-il le parcours à sa une sous un titre on ne peut plus informatif : «Le Tour de France - le départ». Géo Lefèvre, copatron du journal, donc de la course avec Henri Desgrange, s'y fend d'un long édito lyrico-sportif. «Un geste large et puissant que Zola dans la Terre donne à son laboureur, l'Auto, journal d'idées et d'action, va lancer à travers la France, aujourd'hui, ces inconscients et rudes semeurs d'énergie que sont nos grands routiers professionnels.» Pour Lefèvre, les participants du Tour, ne sont pas seulement des sportifs. Ils vont œuvrer pour la santé du peuple. «Deux mille cinq cents kilomètres durant, par le soleil qui mord et les nuits qui vont les ensevelir dans leur linceul, ils vont rencontrer des inutiles, des inactifs ou des paresseux, dont la gigantesque bataille qu'ils vont se déclarer va réveiller la torpeur, qui vont avoir honte de laisser leurs muscles s'engourdir et qui rougiront de porter une grosse bedaine, quand le corps de ces hommes est si beau du grand travail de la route, écrit-il avant de livrer son pronostic. Pourquoi je préfère Maurice Garin à [Hippolyte-le Terrible] Aucouturier ? […] J'ai gardé pour ce Maurice Garin l'admiration que j'avais, enfant, pour les héros de légende. Pour moi, Maurice Garin arrivera vainqueur à Paris, ou il n'arrivera pas : il sera tombé en chemin, victime d'une des traîtrises de la route. Je vois déjà le sourire ironique dont Aucouturier va m'accueillir à Lyon où il finira probablement premier. Mais, hélas, j'ai peur pour ce brave Acouturier, le plus loyal, le plus laborieux, le plus sympathique des concurrents ; j'ai peur pour lui qu'il ne succombe sur la fin contre cette infernale machine de résistance qui a nom Garin. J'ai peur pour lui qu'il n'ait la période de défaillance qui lui coûtera la course.»
Maurice Garin est né le 3 mars 1871 dans le hameau «Chez-les-Garin», sis dans le Val d'Aoste, en Italie. Une origine qui provoquera plus tard une réécriture des palmarès. En quelle année Garin a-t-il obtenu la nationalité française ? En 1892, comme on l'a longtemps cru, ou en 1901 comme l'a établi un journaliste ensuite, certificat de naturalisation à l'appui. Entre ces deux dates, Garin a compilé quelques succès de prestige dont deux Paris-Roubaix (1897, 1898) ou le monument aujourd'hui disparu au calendrier professionnel, Paris-Brest-Paris (1901). Dans les documents retraçant ces épopées, on a remplacé «Maurice Garin, France» par «Maurice Garin, Italie». Mais il ne subsiste aucun doute : quelle que soit la date de sa naturalisation, c'est bien un Français qui gagne le Tour originel.
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En 1903, la famille Garin s'est installée en France depuis quinze ans après avoir fui clandestinement la pauvreté du Nord de l'Italie dans l'espoir d'une vie plus confortable en France. Une version de son histoire raconte que Maurice, alors âgé de 14 ans, a été «échangé» contre une meule de fromage à un rabatteur français venu chercher des ramoneurs dans le Val d'Aoste. Il exerce toujours ce métier lorsqu'il s'installe à Maubeuge en 1889, après être passé par Charleroi (Belgique) et Reims. Dingue de vélo, mais sans imaginer devenir coureur, et encore moins professionnel, il s'offre sa première monture pour 450 francs de l'époque. Deux fois le salaire mensuel d'un ouvrier. Il sillonne la ville sur sa machine. On le surnomme «le fou». Mais son obsession à pédaler le fait remarquer par un dirigeant du Vélo-Club maubeugeois qui l'incite à s'inscrire à une course de 200 km. Premiers frissons de la compétition. Mais pro du ramonage il est, pro du ramonage il veut rester. Tout juste consent-il à augmenter sa dose quotidienne de kilomètres d'entraînement. Le ramoneur devient vite une terreur des courses amateurs de sa région d'adoption. Il s'achète un nouveau vélo, bien plus léger que le premier, pour 850 francs. Les succès s'enchaînent dans les courses amateurs dont un sur une course de 800 km. Il bricole lui-même sa machine pour en améliorer les performances raconte son biographe, Franco Cuaz : «Il trouva des jantes plus solides et tendit les rayons pour les rendre plus résistants, même sur les chaussées les plus déformées. Il rendit moins vulnérables les chambres à air en collant à la toile des pneus une mèche de lampe à pétrole. C'était curieux, mais efficace.»
En 1894, Garin entre dans le professionnalisme par effraction. Il veut disputer une course en circuit local. Veto des organisateurs, elle est réservée aux pros. Qu'à cela ne tienne. Garin s'élance tout de même derrière le peloton qui ne verra bientôt que la roue arrière de l'amateur. Il gagne mais les responsables refusent le lui verser la prime de 150 francs. Le public qu'il a époustouflé organise une collecte. 300 francs dans la musette de Garin et naissance d'un professionnel. En huit ans, il se forge un palmarès qui fait donc de lui un des favoris, si ce n'est le favori du Tour 1903. C'est peu dire qu'il assume ce statut : victoire finale après avoir remporté trois des six étapes. Dont la première.
Dans son édition du lendemain le journal annonce sobrement le résultat grâce à un télégramme que [nous] adresse notre correspondant à Lyon. Tout juste apprend-on que «c'est devant de nombreux spectateurs que les concurrents du Tour de France ont franchi le contrôle final de la première étape».
Pour le Vélo du 10 juillet, la course est déjà jouée alors qu'elle n'en est qu'à sa moitié. Après sa victoire à Lyon, Garin termine quatrième à Marseille puis à Toulouse. Il profite des coups de bambou de ses principaux rivaux pour asseoir sa domination. Après l'arrivée de la troisième étape, le Vélo n'entretient pas le suspense : «Dès aujourd'hui, il faut bien reconnaître cependant que sauf accident, la première chance appartient incontestablement à Maurice Garin ; non seulement le vainqueur de Paris-Brest conserve sa place dans le classement total mais encore un écart de plus de deux heures le sépare de Kerff qui doit occuper maintenant la place de second. Encore un, ou plutôt deux rudes efforts et Garin doit franchir premier le poteau final. Ce serait pour l'ancien rival de Lesna le couronnement d'une glorieuse carrière et ce n'est pas trop s'avancer que de le lui prédire, s'il réussit à décrocher cette belle victoire, qu'une enthousiaste ovation l'attend dimanche en huit à Paris.»
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Après la quatrième étape (à Bordeaux, où il est arrivé cinquième), Garin compte plus de deux heures d'avance sur Georget comme l'indique le classement publié par l'Auto.
Le «bouledogue blanc», comme on le surnommait également en raison de la couleur de son maillot de son physique trapu et de sa hargne remporte la cinquième étape. Que s'est-il passé sur la route entre Bordeaux et Nantes ? Quatrième de l'étape, Fernand Augereau remonte à la troisième place du classement général. Il franchit pourtant la ligne d'arrivée en larmes et lance des accusations terribles contre Garin. Ce dernier aurait tenté de le soudoyer pour qu'il lui laisse la victoire. Devant le refus d'Augereau, le leader du tour demande alors à Pothier son coéquipier de l'équipe la Française (fabricant de vélos) de faire tomber le récalcitrant. Augereau à terre, Garin et Pothier ruinent sa roue arrière en la piétinant. Circonstance aggravante, il aurait également offert 100 francs aux autres coureurs du groupe pour qu'ils ne viennent pas en aide à Augereau. L'Auto, organisateur du Tour de France et son chroniqueur patenté ne pipent mot de l'histoire. On ne crache pas dans sa propre soupe. Une attitude que l'on reproche encore à l'Equipe qui a succédé à l'Auto, régulièrement accusée de jeter un voile pudique sur les turpitudes du peloton.
Garin parachève son succès en s'imposant lors de l'ultime étape au Vélodrome du Parc des princes devant 20 000 personnes. Il devance Pothier et Augereau. Bizarrerie, le vainqueur qui avait disputé les précédentes étapes avec un maillot blanc, arrive à Paris dans un paletot noir comme la suie. Il explique pourquoi à la Vie au grand air. Après les accusations d'Augereau, l'anecdote témoigne des mœurs du peloton dans ce premier Tour de France. Les valeurs de la vélocipédie ? Plutôt un monde de magouilles et de traquenards. Garin à la Vie au grand air du 24 juillet 1903 : «Il est un incident qui vaut la peine d'être conté. J'étais à quelques kilomètres de Nantes et roulais dans la nuit à bonne allure quand je vis arriver sur moi un cycliste qui me demanda mon nom. Cette rencontre ne fit que confirmer les bruits qui couraient à Nantes la veille du départ de la dernière étape que l'on me jouerait un vilain tour au moment où je serais seul sur la route.» Le cycliste inconnu était-il le nervi d'un mystérieux groupe chargé de mettre Garin hors course ? Le supporteur énamouré d'un de ses adversaires ? ou un simple pékin à vélo ayant alimenté la paranoïa de Garin. Qui poursuit ainsi son récit : «Je répondis naturellement à mon interlocuteur en lui le donnant le nom d'un autre coureur participant à l'épreuve et en ajoutant pour rendre ma réponse plus vraisemblable: "Oh Garin, il y a longtemps que nous l'avons lâché et il doit être loin derrière nous." Et là-dessus, mon cycliste rebroussa chemin et partit à la rencontre de Garin. Il court peut-être encore.» En maillot blanc, assure-t-il, il n'aurait pas berné le cycliste anonyme et évité le «vilain tour» qu'on lui promettait.
Garin profite de cet entretien dans la Vie au grand air pour se laver des accusations de tricherie lors de sa victoire sur Paris-Brest-Paris, deux ans plus tôt. «Certaines personnes habituées à voir le mal partout, avaient prétendu que ma victoire était due à des procédés malhonnêtes, que si j'avais gagné la cours, c'était grâce à des amis complaisants qui tantôt m'avaient tiré, tantôt fait place dans leur automobile.» Accusation de violence de la part d'Augereau, soupçons de filouterie… Y aurait-il de la fumée sans feu ?
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Suite et fin de l'histoire. Auréolé de sa victoire Garin est accueilli triomphalement à Lens, le torse ceint d'une écharpe tricolore et le portefeuille alourdi de plus de 6 000 francs, la prime du vainqueur. Il reprend la gérance d'une station-service «Dans votre intérêt, faites le plein chez Maurice Garin», proclame la réclame. En 1904, il prend à nouveau le départ du Tour. Cette deuxième édition aurait bien pu être la dernière tant elle tourne à la farce grand-guignolesque et violente. Des coureurs qui pédalent en fait dans des voitures réussissant à duper les contrôles secrètement mis en place par les organisateurs. D'autres attaqués par les supporteurs de leurs adversaires. Garin lui-même et son coéquipier Pothier menacés en pleine course par des individus cagoulés en voiture. D'autres bloqués dans le col de la République, près de Saint-Etienne, par une foule bagarreuse qui veut protéger l'échappée des coureurs locaux; l'épisode s'achève en baston générale que les organisateurs arrivent tout juste à interrompre en tirant des coups de feu en l'air. Lors d'une autre étape des supporteurs provoquent une émeute après la disqualification de leur favori. D'autres spectateurs très agités joncheront la route de tessons de bouteilles et de clous. «Si je ne suis pas assassiné avant Paris, je gagnerai encore le Tour», fanfaronne Garin. De fait il arrive dans la capitale en vainqueur, devant deux de ses coéquipiers de la Française, dont son frère, César (troisième). Pas de retour triomphal à Lens pourtant. La veille de la fête prévue, Noël Prévost, frère du coureur Charles Prévost, placarde en ville un tract accusant les Garin d'avoir ourdi un complot pour faire chuter ce dernier, qui termine le Tour à l'hôpital. L'Auto, ce n'est pas surprenant, écarte ces accusations d'un revers de main dédaigneux.
Le 2 décembre 1904, la commission technique de l'Union vélocipédique française dégaine l'arme nucléaire : les quatre premiers du Tour sont déclassés pour «violations des règlements», et au total, 11 des 27 coureurs ayant terminé le Tour. La victoire échoit à Henri Cornet, 19 ans; il reste à ce jour le plus jeune vainqueur de l'épreuve. Le détail des faits reprochés ne sera jamais communiqué au public. Maurice Garin écope de deux ans de suspension. Il a 34 ans, sa carrière est finie, même s'il fait une ultime apparition dans Paris-Brest-Paris en 1940. «La rigueur des sanctions s'expliquait alors par le discrédit dans lequel était (déjà !) tombé le cyclisme professionnel. Il fallait faire un exemple et donc frapper un champion. Or Maurice Garin était incontestablement le "plus fort coureur"» de ces années-là, a écrit le journaliste Edouard Boeglin. Sa carrière finie, Garin ouvre une boutique de vélos à Châlons-sur-Marne avant de revenir à Lens où il gère une station-service baptisée «Au champion des routiers du monde». Elle est rasée en 1944. Puis il crée l'équipe cycliste à son nom. En 1953, il participe au cinquantième anniversaire du Tour et signifie à cette occasion qu'il n'a toujours pas digéré son déclassement de 1904. Au mitan des années 1950, les Lensois voient parfois errer dans la rue un vieil homme qui n'a plus tout de sa tête. Il déambule en réclamant de voir «le commissaire». Inutile de l'emmener chez les policiers. C'est un commissaire de course qu'il veut voir. Un vélodrome de Lens porte le nom de Maurice Garin mort le 19 février 1957.