Un coureur de la Jumbo-Visma passe sous les sifflets. «Piqûre !», «Robot !» Le groupe de jeunes, une dizaine, explique : «Eux, on ne les supporte pas. Surtout Primoz Roglic. Et l’autre Slovène aussi, Tadej Pogacar. D’où ils sortent ?» Roglic, 30 ans, et Pogacar, 21 ans, se sont livrés samedi une bataille pour le maillot jaune sur les pentes de la planche des Belles-Filles (Haute-Saône), qui a tourné à l’avantage du second. Sous le regard de fans et de nombreux sceptiques. Au même moment, les commentateurs de la télévision publique suisse s’esclaffent : «Un extraterrestre vient de débouler. Là, on n’a pas de mots, pas d’explication… C’est presque trop… Voilà, on reste dubitatifs…» La semaine précédente, l’ancien porteur du maillot jaune Romain Feillu jugeait la performance suspecte des deux Slovènes : «On voit bien qu’il y a un truc, déclarait-il à Ouest-France. En cyclisme, il n’y a pas de hasard, c’est pour ça que je pense qu’il y a anguille sous roche…» Mais qu’en pense le public, qui vient assister au spectacle sur place ?
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Indices
Marc, la quarantaine, qui a escaladé à vélo tôt le matin la planche des Belles-Filles, souffle son dépit. «Je ne sais pas si les gens s'en rendent compte, s'ils ont conscience de ce qui se passe, dit-il, en pointant la foule posée à deux kilomètres de la ligne d'arrivée. On entend toujours que le cyclisme est le sport où il y a le plus de contrôles contre le dopage. C'est peut-être vrai, mais ce qui est sûr, c'est que le vélo a une liaison avec ça.» L'homme, qui vient «désormais sur le Tour surtout pour l'ambiance», est fatigué de «toujours suspecter». «La Jumbo-Visma cette année, la Sky les années précédentes… Mais s'interroger, c'est assez sain, non ?»
Enzo, qui a posé sa glacière quelques mètres en contrebas, pense que non : «Pourquoi être là, si l'on n'y croit pas ? Ça n'a plus aucun sens. C'est parce qu'il n'y a plus de Français qui peuvent remporter le Tour, c'est ça ?» Ce sont des indices visuels, la loi des coïncidences et une impression de déjà-vu qui ont déclenché la suspicion. La domination de la Jumbo-Visma, l'équipe de Primoz Roglic, qui éparpille les autres grimpeurs et impose son «train» ; le record d'ascension de Tadej Pogacar dans le col de Peyresourde (Hautes-Pyrénées), près d'une minute plus vite que la précédente marque, établie par Alexandre Vinokourov et Iban Mayo en 2003, deux coureurs convaincus de dopage ; son autre performance record dans la planche des Belles-Filles ; l'émergence de deux coureurs venus du même pays ; l'impression de décontraction qu'ils dégagent à la télévision…
Thomas a laissé ses parents en bas de la «planche» et il est monté à pied. Il évoque le cas du Belge des Jumbo-Visma, Wout van Aert, lauréat de deux étapes. «C'est un sprinteur, un puncheur, un rouleur, un grimpeur. Mais comment fait-il ? Je le suis depuis longtemps, je l'ai vu dans des compétitions de cyclo-cross, à Coxyde en Belgique. Il était très fort, mais jamais je n'aurais cru ça possible.»
«Possédés»
Le trentenaire, qui habite à Dunkerque, poursuit : «Les deux Slovènes ne sont probablement pas les seuls suspects, mais je trouve qu'ils ont débarqué d'un coup dans le peloton.» Il hausse les épaules : «De toute façon, avec le dopage, on découvre toujours la vérité dix ans plus tard.» L'oncle de Thomas, Jean-Louis, dégoûté par Richard Virenque, le Tour de France 1998 et l'affaire Festina, a arrêté un temps de suivre le vélo. «Et puis on oublie. Il le faut. Sinon il n'y aurait personne sur le bas-côté. Il faut prendre tout ça pour ce que c'est : un beau spectacle.»
L'oncle et le neveu reviennent sur leur rencontre la veille, dans leur hôtel, avec un commissaire de course de l'UCI «chargé de vérifier les vélos à moteur» : «Il nous a expliqué son job : il regarde le poids des vélos et vérifie à l'aide d'une caméra thermique qu'ils ne cachent pas un moteur. Là-dessus, il est sûr de son coup.» Et pour le dopage ? «Il a répondu : "Ça, je ne sais pas."»
Thomas fait défiler sur son téléphone des photos des coureurs, prises tout en haut de la montée du plateau des Glières, vendredi. «On dirait qu’ils sont malades, possédés. Regarde leurs yeux, ils sortent de leur tête, fait-il, moitié ému, moitié médusé. Je ne sais plus quoi penser.»