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Jeff Dickson, un promoteur à explosion

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Lou Brouillard (à gauche), le challenger américain, et Marcel Thil (à droite), le français champion des poids moyens, entourent le promoteur Jeff Dickson, à Paris, le 22 février 1937. (Bettmann/Photo Bettmann Archive. Getty Images)
publié le 26 septembre 2020 à 13h08

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l’a racontée la presse de l’époque. Ce samedi, l’étonnant parcours de Jeff Dickson, photographe de guerre américain devenu le pape du boxing business en France dans les années 1930.

«Le plus parisien des promoteurs américains.» Ainsi le quotidien la Presse du 25 septembre 1927 présente-t-il Jeff Dickson. L'homme est riche. Il a fait fortune aux Etats-Unis en inventant les pochettes-surprises vendues dans les cinémas. Il est resté en France après la guerre qu'il a traversé en tant que photographe pour l'armée américaine. A partir de 1924, l'amateur de boxe devient promoteur de combats. «Je suis venu au métier par amour de la boxe, raconte-t-il au journal. Avant d'organiser moi-même, j'étais un assidu des réunions pugilistiques.» Qu'on se le dise, seul l'amour de la boxe guide Dickson, pas celui de l'argent. «Ma joie, ma grande joie c'est quand j'assiste à un beau match, à une belle bataille… Et alors même si après la recette n'est pas celle que j'escomptais, je me console et remets en présence les deux boys qui m'ont intéressé.»

Dans Match du 8 novembre 1927, le journaliste joue à «Si j'étais Jeff Dickson» (c'est d'ailleurs le titre de l'article) et dessine le portrait-robot du bon promoteur : «Le métier n'est pas toujours facile à exercer, il nécessite une connaissance parfaite des goûts du public, une idée très exacte de la psychologie des boxeurs, une certaine audace et surtout – oui surtout — le "sens" très précis du match à faire. […] Jeff Dickson, qui exerce sans concurrence - et c'est là un bel avantage — son industrie d'organisateurs sur les grands rings parisiens possède une très grande partie de ces qualités.» Il y a bien évidemment un «mais». S'il était Jeff Dickson, le journaliste proposerait des hommes nouveaux et organiserait des combats inédits. Pas évident cependant admet le journal qui déplore le manque de témérité des boxeurs français «pas toujours disposés à affronter les hommes difficiles […]. Le temps apparaît de plus en plus lointain où les Carpentier et les Bernard, avec une crânerie qui ne semble plus exister, les Billy Pape et les Frank Klaus d'autrefois.»

Deux ans plus tard, dans son édition du 17 septembre 1929, Match rend grâce à Jeff Dickson qui propose du neuf en la personne de l'Américain Fidel LaBarba, ancien champion olympique des poids mouche et champion du monde dans cette même catégorie entre 1925 et 1927. «Nous avons été souvent assez sévères avec Jeff Dickson pour en reconnaître avec d'autant plus de liberté, en cette occasion, la valeur de ses efforts. Il y a deux ans, il nous présentait Al Brown, l'année dernière il nous montra Frankie Genaro et Izzy Schwartz ; cette année, la saison est à peine commencée que Dickson invite La Barba à se produire devant les Français.» On sait que LaBarba va débarquer en France, mais on ne sait pas qui il va rencontrer. «Dickson s'est retranché dans une réserve qu'il n'abandonnera pas avant la semaine prochaine.» L'opacité règne autour des rings du promoteur. «Il est probable que Fidel LaBarba est lié à Jeff Dickson par un contrat mais il nous est impossible de dire quelles sont les modalités de ce contrat, quels boxeurs exactement Jeff Dickson compte faire rencontrer ce voyageur de marque.»

Jeff Dickson rêvait de découvrir le nouveau Georges Carpentier. Mais les boxeurs des «petites» catégories lui fourniront ses principales satisfactions. Sportives et financières : on estime que le championnat du monde des poids mouche opposant Franckie Genaro à Emile Pladner et lui a permis d’encaisser une énorme recette de 920 110 francs.

Son grand œuvre, il ne le construit pas sur le ring mais autour. En 1931, il met la main, dans des conditions que la justice examinera plus tard, sur l'exploitation le Vél-d'Hiv dont il va faire un temple parisien du sport, mais pas que. «Enfin Paris va être doté d'un Palais des Sports - […], se réjouit Match du 24 mars 1931. Grâce à Jeff Dickson, le promoteur pugilistique bien connu, le Vélodrome d'Hiver va être cet été complètement transformé, et au début de l'hiver prochain, Paris possédera un Palais des sports dans lequel de multiples spectacles pourront être mis sur pied, s'enthousiasme Match du 24 mars 1931. […] Le projet de Jeff Dickson comporte en plus du programme sportif proprement dit toute une série de transformations qui feront du Vélodrome d'Hiver une salle comme il n'en existe pas à Paris. De façon à ce que la visibilité soit parfaite de toutes les places qui seront complètement changées et rendues plus confortables, les deux grands pylônes qui soutiennent la toiture seront remplacés par une arche en fer d'une seule portée de 73 mètres de longueur.» L'endroit est un véritable palais omnisports qui proposera courses de vélo, matchs de hockey sur glace. «L'arène de la rue Nélaton verra comme par le passé, se dérouler de grandes réunions pugilistiques. On y fera également de la course à pied, du tennis, du patinage à roulettes, de l'escrime, de la lutte, des poids et haltères, du basket-ball, de la gymnastique, des jeux équestres et enfin du cirque», énumère le journal. Le patron a aussi pensé aux journalistes: «La presse sportive trouvera au Palais des Sports non seulement un confort insoupçonné mais encore des facilités de travail comme il n'en existe que dans les grandes organisations. Qu'il suffise de souligner en passant que plus de vingt lignes téléphoniques seront à la disposition de la presse.»

Paris-Soir du 18 avril 1931 partage l'enthousiasme de Match pour ce projet. Le quotidien donne la jauge de spectateurs «l'établissement prévu pourra accueillir, suivant la nature des manifestations 15 000 à 15 500 spectateurs» et met en exergue une prouesse technique: «On installera un toit mobile pouvant découvrir une surface de 700 m2. Cette ouverture permettra une parfaite ventilation de la salle en tout temps.» Le journal imagine même le bilan d'exploitation du Palais-des-Sports. A raison de 260 jours d'exploitation par an la société anonyme Jeff Dickson International Sports pourrait réaliser 3 millions de francs de bénéfices annuels.

Les boxeurs de Dickson font les beaux soirs dans une ambiance parfois bouillante. «Lorsque vingt fauteuils sont brisés, c'est comme si un dompteur est dévoré, cela permet de prévoir une recette dix fois supérieure à la réunion suivante», n'hésite-t-il pas à déclarer.

A ce grand homme, sa patrie d'adoption reconnaissante. L'Excelsior du 22 avril 1931 annonce que Dickson va être décoré de la légion d'honneur et brosse un rapide portrait du bonhomme : «M. Jeff Dickson, qui est âgé de trente-cinq ans, est venu en France en 1917, où il servit dans l'armée américaine. Blessé quatre fois, il fut cité plusieurs fois et réformé en 1918. Resté à Paris, M. Jeff Dickson collabora à plusieurs œuvres de bienfaisance, ce qui lui valut la médaille de la Mutualité. Officier d'Académie, ce fut M. Jeff Dickson qui rénova la boxe à Paris. C'est également à lui que revient l'idée d'un Palais des Sports au Vélodrome d'Hiver, dont les travaux de rénovation sont commencés depuis le 1er avril courant.»

Toute la presse ne se montre pas aussi admirative. Le Phare de la Loire du 1er octobre raconte avec une ironie carnassière les manières du promoteur.

Les histoires de boxe et d'immobilier sont irriguées de magouilles. Au carrefour des deux secteurs, Jeff Dickson ne pouvait pas ne pas en commettre. Regards, l'hebdomadaire proche du Parti communiste, tire à boulets rouges sur le promoteur dans son édition du 4 juin 1936. Le journal ne veut voir en Dickson qu'un affairiste opportuniste qui a réussi à mettre dans sa poche «l'état-major sportif, pontifes et capitalistes, et la majeure partie de la presse, le grand public enfin» Féru et connaisseur de boxe ? Foutaises, balaie Regards. «M. Dickson commença à se couvrir de gloire… en qualité de marchands de pochettes-surprises. Mais la plus belle qu'il ait jamais faite ne fut-elle pas d'apparaître lui-même sous les aspects d'un organisateur de boxe, sport auquel il ne connaissait rien.» Dickson a broyé des champions en herbe, «dont il faisait une consommation effrayante» accuse l'hebdo. Des «boxeurs sonnés, aveugles et épuisés» par la fréquence des combats imposée par le promoteur. Regards dénonce aussi, et surtout, une sorte d'association de malfaiteurs constituée à l'occasion de l'opération. Elle regroupait Henri Desgrange, propriétaire du lieu et patron du journal l'Auto qui créa le tour de France, Jacques Goddet, son successeur et donc Jeff Dickson. L'affaire du Palais des Sports paraissait tellement alléchante que des centaines d'épargnants investirent dans la société qui devait l'exploiter. «Las M. Dickson n'y connaissait pas davantage dans la création et la gestion normales des sociétés que dans la boxe.» Cotée 100 francs au moment de sa création, l'action de la société anonyme Jeff Dickson International Sports n'en vaut plus que 4 six ans plus tard. Les petits actionnaires sont ruinés. Ils n'ont jamais reçu de dividende. «La vie si brillante de M. Dickson a pris une mauvaise allure de film de gangster, commente le journal. Il y a eu ce départ à l'improviste en Amérique qui fut si commenté le retour sans tambours ni trompettes», écrit Regards, qui poursuit d'un ton complotiste : «On sent dans l'ombre des intrigues contre ceux qui réclament la lumière.»

Faut-il placer dans ces intrigues contre ceux qui réclament la lumière, cet épisode resitué par Regards : «Entre-temps, en 1933, le bureau de M. Balluteaud, administrateur de la société d'exploitation du Palais des sports, était fracturé et vidé de son contenu. Le juge d'instruction commis inculpa M. Dickson […] La grande presse fit à ces petites affaires un silence de mort.»

Dickson a-t-il profité de la mort de Balluteaud pour faire disparaître des documents compromettants ? Dickson est jugé pour cette affaire en octobre 1936. L'Œuvre a assisté à l'audience. «Le 21 septembre 1933, M. Balluteaud décédait subitement à Brives. Dès qu'elle connut le décès, la veuve se rendit au siège de la société où elle trouva le bureau de son mari fracturé : plusieurs pièces importantes avaient disparu, notamment le testament du défunt, un chéquier, un livre de comptabilité et une croix de la Légion d'honneur ornée de diamants. Les témoins entendus hier à la requête de la plaignante ont porté de graves accusations contre le prévenu», rapporte l'édition du 21 octobre. Dickson est finalement blanchi par la justice.

Suite et fin de l'histoire. A la fin des années 30, Jeff Dickson continue de faire et défaire les carrières des boxeurs français qui se voient ouvrir les portes du Vel-d'Hiv selon son bon plaisir. En 1937, un boxeur italien l'accuse de lui avoir demandé de se coucher lors d'un match, ce qu'il aurait refusé, avant de s'être entendu répondre par un membre de l'entourage du promoteur: «Qui ne travaille pas selon les désirs et les intentions de la maison Dickson ne combattra jamais pour son organisation.» Au début de la Seconde Guerre mondiale, Dickson retourne aux Etats-Unis. En mars 1941, la société anonyme Jeff Dickson International Sports est considérée comme juive et confiée à deux administrateurs choisis par l'occupant. Exilé aux Etats-Unis, Dickson n'est plus dans les petits papiers de la presse. Le Petit Courrier du 19 avril 1941, à propos de Marcel Auriche, ancien boxeur devenu promoteur écrit : «Il fut l'un des premiers à avoir percé le jeu de Jeff Dickson, ce trusteur d'organisation qui croupit maintenant sur la paille des cachots de l'autre côté de l'océan ; et que six ou sept tribunaux français attendent avec impatienceLe Petit Journal du 9 octobre 1941 uppercute Jeff Dickson «qui laissa à Paris des souvenirs variés, avant de regagner, la valise confortablement bourrée de banknotes son Amérique natale, aurait-il implanté outre-Atlantique ses méthodes ? Ferait-il école - l'école des gangsters ?» En 1943, Jeff Dickson, qui avait repris du service dans l'US Air Force, disparaît en survolant l'Allemagne. Un an plus tôt, le 16 et 17 juillet 1942, le Vél-d'Hiv avait servi de lieu de détention à quelque 8 000 juifs avant leur déportation vers le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau.