L’exploit est gourmand d’images. La victoire de Julian Alaphilippe, dimanche, dans le championnat du monde de cyclisme sur route, à Imola (Italie), course mystique qu’il est le premier Français à conquérir depuis 1997, est déjà figée par l’image. C’est donc un exploit.
Un premier tableau se forme instantanément. Celui de son attaque dans la Cima Gallisterna, à 12 kilomètres de l’arrivée. Tension compacte entre les favoris, tous protagonistes du tout frais Tour de France. La route fine et sèche matérialise les prémisses d’une implosion. Autre image de sa chevauchée - le cyclisme n’est qu’une extension de la chevalerie -, Alaphilippe cavale seul, perdu dans les collines d’Emilie-Romagne en vert délavé, et son vélo semble rebondir sur une ligne sournoise, plane pour de faux. Le vent et la douleur viennent buter contre lui.
Cosmos
Cette vue d'hélicoptère au ras du sol convoque les icônes de ce sport, les posters immenses de Miroir Sprint, l'homme fondu dans la nature et défié par elle. Alaphilippe se demande s'il va se faire happer. Il se retourne, beaucoup. Les jambes ne sont plus pendues qu'aux nerfs. Le corps tressaute de peur.
Troisième image qui cristallise : le coureur gagne les bras en croix, dans le cosmos noir du circuit auto d’Imola gommé de ses spectateurs et de ses concurrents. Le Belge Wout van Aert (médaille d’argent) et le Suisse Marc Hirschi (bronze), trois succès d’étape à eux deux sur le dernier Tour, terminent à 24 secondes.
Le cyclisme n'est pas un sport national, mais il se court par pays à l'occasion du championnat et les petits drapeaux ont une histoire à raconter. Aucun Français n'était parvenu à triompher depuis Laurent Brochard à Saint-Sébastien (Espagne) il y a vingt-trois ans. Aucune raison rationnelle à cela. Une adversité plus forte au sprint ou dans les ascensions. Des coïncidences. Cette fois, les «Bleus», portés par un sentiment de confiance, accélèrent loin de l'arrivée pour fatiguer le peloton. Dans le final, Rudy Molard, équipier habituel de Thibaut Pinot chez Groupama-FDJ, escorte Julian Alaphilippe. Et c'est Guillaume Martin, le grimpeur de Cofidis, 11e du Tour, qui facilite la mise à feu.
«C'est le sommet de ma carrière», constate le vainqueur, 28 ans, expatrié dans la filière belge de Quick Step depuis 2014. Il a déjà remporté de puissantes courses d'un jour (Milan-San Remo, les Strade Bianche, à deux reprises la Flèche wallonne), gagné le maillot à pois dans le Tour (2018), porté le jaune quatorze jours (2019) et trois supplémentaires (2020). Cette année, sa prestation dans la Grande Boucle avait paru terne au regard de son potentiel : une seule étape gagnée à Nice, des attaques pas assez contondantes dans les collines autour de Lyon… Il dit qu'il n'a jamais cessé de croire en ses chances de gagner le Mondial.
Intrigante course, qui ne dure qu'une journée, et donc plus folle. Bataille contre nature entre des grimpeurs rapides sur le plat, des sprinteurs pas trop écrasés dans les côtes, des rouleurs légers, des coureurs de haute ruse. Le trophée du vainqueur participe à la mystique : un maillot blanc serti des rayons arc-en-ciel, revêtu une année durant et remis en jeu à date fixe. C'est aussi la 22e étape cachée du Tour de France. Le calendrier remanié pour cause de Covid en avait fait une sorte de revanche, une semaine après l'arrivée sur les Champs-Elysées. Ils étaient tous là. Tadej Pogacar, l'adolescent jaune, a tenté d'attaquer à 40 kilomètres du but, mais personne n'a voulu le suivre : c'est un ado de film d'horreur, qui fait peur avec ses armes cachées dans les chaussettes.
Wagons
Le train à crémaillère de l’équipe Jumbo-Visma, si bien huilé dans les cols du Tour, avait les wagons en pièces détachées. Tom Dumoulin, représentant les Pays-Bas, avançait isolé. George Bennett, maillot noir de la Nouvelle-Zélande, n’avait aucun leader à transporter sur son porte-bagages. L’égarement total, sauf pour Wout van Aert, leader de la Belgique, le plus fort de la course par les gestes. A chaque accélération, ce sprinteur-grimpeur-rouleur prend 10 mètres. Lancé derrière Alaphilippe, il mène une chasse rageuse, accompagné de Hirschi (Suisse), Kwiatkowski (Pologne), Fuglsang (Danemark) et Roglic (Slovénie).
Roglic ? Mais oui, l’homme pour qui Van Aert a roulé trois semaines durant sur le Tour de France, avec l’épilogue que l’on connaît à la veille de l’arrivée. Qu’a fait Roglic en guise de remerciement sur ce championnat du monde ? Un gros relais appuyé pour aider son équipier - certes son adversaire ce jour-là, mais la pratique est monnaie courante? Non. Rien. Les seigneurs du Tour de France étaient pris dans les glaces d’un lac gelé. Alaphilippe se retournait, épouvanté, mais a réussi sa fuite.