Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales. Comment le social explique le sport, et inversement.
Adaptée de l'émission-concept Survivor apparue à la fin des années 90 sur la chaîne Suédoise SVT1, Koh-Lanta est un des programmes de téléréalité les plus anciens et sans doute les plus durables. Si selon les résultats d'audience, le confinement a contribué à «rebooster» cette émission, sa longévité repose sur d'autres facteurs, notamment sur ce qui fait l'essence de ce show télévisuel, à savoir la performance sportive.
Un monde d’athlètes
Durant le confinement et donc l'arrêt des compétitions sportives, le magazine sportif SoFoot s'est amusé à noter les candidats à la fin de chaque épisode, comme il ferait habituellement pour un match de football. Même si la démarche correspond à l'esprit décalé du journal elle n'est pas anodine et illustre un aspect intéressant de l'émission, sa dimension sportive. Puisque à y regarder de plus près, Koh-Lanta, c'est aussi un show sportif. Hubert Auriol, le premier présentateur de l'émission était un ancien pilote de rallye (vainqueur du Paris-Dakar), mais aussi un journaliste sportif, tout comme bien sûr, le présentateur «phare», Denis Brogniart, qui a fait ses classes au sein des services de sports de nombreux médias (Europe 1, Eurosport, et TF1) et n'hésite pas à rendosser, sur certaines compétitions, ce rôle de journaliste.
A côté de cette figure télévisuelle, de nombreux candidats mènent ou ont mené des carrières de haut niveau, on pense ici à la gagnante de la saison dernière Naoil Tita, ancienne boxeuse, ou encore à la handballeuse professionnelle Hadja Cissé et Matthieu Blanchard, l'ultramarathonien récemment éliminé de l'émission. On peut aussi ajouter à ces athlètes officiels, une longue liste de participants travaillant dans le secteur sportif, comme des coachs. Par ailleurs, la trajectoire sportive du candidat de la saison spéciale (2020), Claude Dartois, recordman des épreuves dans l'histoire de l'émission, et icône sur les réseaux sociaux, renvoie aussi l'image de l'athlète complet et multisports dont les performances remarquables (trails, ascensions, etc.) s'inscrivent dans d'autres cadres que celui du sport institutionnel. Son succès et sa popularité s'expliquent par le fait qu'il met en lumière un phénomène social à l'œuvre ces dernières années, à savoir «la perte du monopole des fédérations sportives sur les nouvelles modalités de pratique» du sport comme le constatait le sociologue Patrick Mignon.
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D'autres éléments essentiels de l'émission illustrant sa dimension sportive sont les épreuves collectives et individuelles. Elles appellent obligatoirement «au dépassement de soi» (comme aime à le rappeler le présentateur) et répondent en tout point, de par leur théâtralisation, à ce qui constitue le sport spectacle, puisque comme le notait le chercheur Pascal Duret, à propos de cette notion sociale : «De quels ingrédients se compose la recette du succès quand on l'envisage assis dans les gradins des stades ? Il faut incontestablement du mérite et savoir tirer son épingle du jeu tout restant collectif, mais il faut aussi de la chance, et si nécessaire un peu de roublardise.»
Des héros plus que des champions ?
Koh-Lanta se présente de fait, comme une aventure, plus qu'une compétition. Effectivement, l'émission se passe sur une île déserte, renvoyant automatiquement à l'univers archétypal du personnage de Robinson Crusoé et de ses déclinaisons. Il est question de survie et de lien social avec les autres candidats. Néanmoins, tout cela reste toujours rattaché aux épreuves (gagner pour pouvoir manger, gagner pour ne pas avoir à être éliminé par les autres); la notion d'effort et de sport reste centrale dans cette aventure. Puisque comme en témoigne la pensée du sociologue et philosophe Alain Ehrenberg, le sport «constitue le vecteur principal et le bassin d'attraction d'une diffusion de la culture de l'héroïsme». Pour que le candidat épouse la figure du héros, il doit démontrer des compétences d'athlètes aussi bien physiques que psychologiques, notamment en se montrant autonome et entrepreneur. L'aventurier doit aussi bien gérer sa santé (ses besoins) que son implication dans un groupe social, tout en sachant prendre des risques. A ce propos, le moment des conseils qui clôt chaque épisode est là pour rappeler ces impératifs, celui qui est trop faible physiquement, qui ne participe pas à la cohésion du groupe ou encore n'a pas pris de risque stratégique en faisant une alliance par exemple, peut le payer par une élimination.
Pour toutes ces raisons Koh-Lanta est aussi un show sportif, principalement parce que la notion d'aventure repose sur des valeurs propres au sport. Mais à travers cette sportivisation de la téléréalité que représente cette émission, on peut voir un miroir de notre société, où l'on demande aux individus, malgré un marché du travail en pleine mutation et une crise de l'Etat-providence, d'être plus autonomes et plus responsables de leur existence. La société serait-elle donc devenue un univers hostile ?
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