Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sports telle que l’a racontée la presse de l’époque. Aujourd’hui, la naissance du vélo à l’occasion du départ du Tour d’Italie.
Avouons que ça aurait de la gueule. Un grand tour disputé non sur des vélos hypersophistiqués (carbone, freins à disques, dérailleur électrique, grand plateau ovale, voire moteur planqué dans le cadre…) mais sur draisienne. Un retour aux sources deux siècles après la présentation en France, le 4 avril 1818, de la Laufmaschine ou «machine à courir» inventée l'année précédente par le baron allemand Karl Drais von Sauerbronn. Ce jour-là, le Journal des débats politiques et littéraires présente l'événement, en francisant le nom du héros du jour : «M. le baron de Drais, maître des forêts du grand-duché de Bade, va faire voir au public un essai de la machine nommée vélocipède, et dont il est l'inventeur. […] Cette invention consiste dans l'idée simple de mouvoir avec les pieds un siège fixé sur deux roues qui courent à la file. Sur une grande route bien entretenue, le vélocipède va, à la montée, aussi vite qu'un homme marchant au grand pas. Dans une plaine et sur un chemin sec, il parcourt quatre lieues [près de 20 km, ndlr] dans une heure ; ce qui égale la marche d'un cheval au galop. Il faut de l'exercice et de l'adresse pour se tenir en équilibre, et pour ne pas être blessé aux pieds par la roue de derrière. […]»
Près d'un demi-siècle a passé depuis ce mois d'avril 1818. De l'eau a coulé sous les ponts et des kilomètres ont défilé sous les roues des vélocipédistes. Qui bientôt n'auront plus besoin de leurs pieds pour pousser mais pour pédaler. La date exacte de l'apparition de la pédale et l'identité de son inventeur ne sont pas tranchées. En France, plusieurs familles s'en sont disputé la paternité. Les premiers vélos à pédales sont commercialisés au milieu des années 1860 et connaissent rapidement le succès. Mais la maîtrise de l'engin n'est pas aisée comme le suggère le Petit Journal du 19 novembre 1867 dans sa rubrique… «Tribunaux». Il est en effet question du procès du jeune Robert, circulant à vélocipède sur l'espace du Trône, accusé d'avoir renversé Mme Faivre, qui laissera une épaule dans la chute. L'incident fournit une bien curieuse chronique judiciaire : «Ce maigre cheval mécanique, qui remplace par deux simples roues les jambes de derrière et les jambes de devant, et qu'on appelle le vélocipède, n'est pas d'invention nouvelle ; les gens qui sont maintenant d'une génération à cheveux blancs ont vu marcher cette étrange mécanique qui exige de la part de son cavalier des prodiges d'équilibre et dont la monture est à peu près aussi confortable que le manche à balai des sorcières. On nous assure que cette machine un peu oubliée vient de reparaître avec un éclat tout nouveau. Elle a ses amateurs, ses partisans, ses fanatiques et enfin son club. Malheureusement, elle vient d'avoir son accident et ses victimes. […]» Contredite par les témoins, la version du prévenu – «Je ne l'ai pas touchée ; au contraire, je lui ai crié "Gare" de loin ; cela lui a fait peur, et elle est tombée en voulant se reculer trop précipitamment en arrière» – ne convainc pas le juge. Robert fils prend cher : deux mois d'emprisonnement et 500 francs de dommages et intérêts pour Robert fils.
Le lendemain, il est encore question de vélo dans le Petit Journal, qui s'interroge sur la nature même de la machine au regard d'un échange cocasse entre un utilisateur et le péagiste d'un pont. «Tout le monde connaît les vélocipèdes, ces mécanismes à deux roues sur lesquels on voit parfois des personnes se mouvoir avec une grande rapidité dans les rues», assure le journal avant de poser «la» question : «Un homme placé sur un vélocipède est-il à pied ou en voiture ?» Cette question, qui paraît tout à fait oiseuse, s'est posée récemment d'une façon tout à fait pratique. Un voyageur à vélocipède voulait traverser l'autre jour un des rares ponts des environs de Paris encore soumis au péage… Le voyageur tend une pièce de cinq centimes au préposé. Celui-ci refuse. "C'est vingt centimes, dit-il, pour les personnes en voiture." L'homme au vélocipède s'arrête, la prétention lui paraissait un peu forte ; mais le préposé n'en démord pas et persiste à exiger vingt centimes. Le voyageur eut une inspiration, il descend et met sur son dos le mécanisme qui le portait tout à l'heure. Il était à pied et le préposé fut bien obligé de laisser passer l'homme et le véhicule pour cinq centimes.»
Le vélocipède devient quasiment un objet d'étude sociologique. Que fait-il de l'homme ? Le libère-t-il ? L'asservit-il ? Est-il sa nouvelle plus noble conquête ? Le Journal amusant, qui porte en l'occurrence plutôt bien son nom, du 13 juin 1868, ironise. Vélo, cheval ; vélocipédiste, cavalier les frontières se troublent puis disparaissent. «Dans l'exercice du vélocipède, les deux fatigues – celle du piéton et celle du cavalier – se trouvent agréablement combinées ensemble. De telle sorte que, deux négations valant une affirmation, ces deux fatigues réunies causent, au bout de quelques heures, un délicieux repos dans le corps entier et un sentiment de bien-être inexprimable. Et puis quelle satisfaction pour un homme d'être à la fois monture et cavalier, de joindre en une seule personne l'intelligence du roi de la création au jarret de fer du plus noble des animaux.»
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Le Petit journal est à bloc sur le vélocipède. Le 5 juillet 1868, on peut y lire : «C'est la fureur du moment –c'est le point d'arrêt de la voie publique – c'est la préoccupation des cochers – c'est le souci des piétons. On en rencontre au bois, sur les boulevards, dans les rues. Il faut bien en parler comme d'un signe des temps, comme d'une manifestation, des goûts et des sympathies de la foule. Le vélocipède est à la mode. […] C'est une légère machine à deux roues, grande comme le cheval de bois qui amuse les petits enfants. Les talons actifs du cavalier font aller la monture mécanique, comme les talons armés d'éperons font marcher une monture vivante. Les deux pieds trépignent. Les roues obéissent à ce mouvement continuel de la jambe et du jarret. La machine roule. Et les bras conduisent, comme un gouvernail, la mécanique à leur portée, nécessaire aux changements de direction. […] Il est évident que le vélocipède a sur le cheval un avantage marqué. On ne le mangera pas.»
Autre question essentielle : la pratique du vélocipède est-elle bonne pour la santé ? Le sujet divise la faculté : «Le vélocipède a ses détracteurs. […] Il existe enfin des médecins qui soutiennent que cet exercice continuel des jambes, imprimant aux roues une impulsion par leur mouvement non interrompu, n'est pas très sain. […] Le vélocipède, qui fatigue les jambes, laisse le corps inerte, et oblige le pied à un mouvement monotone et toujours le même, qui fatigue une partie de la machine humaine, en laissant les autres parties dans une dangereuse immobilité.»
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Dans sa «Chronique parisienne» du 8 septembre 1868, le Figaro raille cette vélocipédiemania. «Le vélocipède est la plus noble conquête de l'homme, on doit en convenir, et si j'en conviens aujourd'hui, ce n'est point à cause de son succès, mais bien parce que je le vois s'élever à la hauteur d'une institution. On dit qu'on va attacher à chacun de nos lycées un professeur de vélocipède. C'est, paraît-il, une idée du ministre de l'instruction publique. Idée féconde ! […]»
Quant au Journal amusant, le vélocipède est une mine d'inspiration pour son dessinateur, comme l'illustrent ces trois pages de son édition du 27 mars 1869.
Eternelle référence au canasson. Le Petit moniteur universel du 28 mai 1869, parle du vélo comme du «cheval de ceux qui n'en ont pas». Le journal emmène son lecteur dans les ateliers de la Compagnie parisienne des vélocipèdes (ancienne maison Michaux, du nom d'un des présumés inventeurs de la pédale) pour un passage en revue détaillé de toutes les phases de la construction de machines dont certaines sont expédiées aux Amériques ou aux Indes. La Compagnie parisienne est aussi une officine de vélo-école, raconte le journal : «En dehors de ses vastes ateliers, où tout un monde d'ouvriers est occupé, où les commandes affluent du monde entier, le possède un manège élégant, dans lequel les adeptes du vélocipède apprennent en quelques leçons, d'un professeur habile, l'art de manœuvrer leur monture et de conserver leur équilibre.»
«Le vélocipède a eu toutes les chances poursuit le journal, même la gloire d'être chanté par un poète, M. Charles Monselet» qui a composé cet objet stylistiquement non identifié.
Instrument raide
En fer battu,
Qui dépossède
Le char tortu ;
Vélocipède,
Rail impromptu,
Fils d'Archimède,
D'où nous viens-tu ?
De la Suède
Au toit pointu,
Ou de Tolède
D’acier vêtu ? »