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1930: Yvonne Jeanne et Jean Taris mettent la natation française au centre du monde

RetroNews Sportsdossier
Le nageur Jean Taris, vainqueur de la traversée de Paris à la nage en septembre 1934. (Keystone-France/Photo Gamma-Rapho. Keystone. Getty Images)
publié le 18 octobre 2020 à 9h21

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sports telle que l’a racontée la presse de l’époque. Ce samedi, Yvonne Jeanne et Jean Taris, premiers Français·e à avoir battu un record du monde de natation.

Les premiers records du monde de natation datent des débuts du XXIe siècle. Pourtant, il faut attendre 1930 pour voir des Français en décrocher un. Et encore celui du 500 m brasse (une distance qui ne se court plus en compétition officielle), établi par Yvonne Jeanne le 17 juin 1930, est d'abord en suspens, comme le raconte l'Excelsior du lendemain. «La Française Yvonne Jeanne est-elle recordwoman du monde ?» questionne le quotidien. Pourquoi cette incertitude ? «Hier, à l'issue de la réunion des championnats de France de natation, au Stade nautique des Tourelles, la nageuse Yvonne Jeanne, établissant les records de France des 400 et des 500 mètres brasse, a réalisé les performances de 7'49"3/5 aux 400 mètres et de 9'45"2/5 aux 500 mètres. Cette dernière performance constituerait le record du monde de cette distance, car ce dernier est actuellement détenu par l'Australienne D. Welch dans le fort mauvais temps de 10'33"2/5.» Quarante-huit secondes de mieux, le record de l'Australienne n'est pas seulement battu mais pulvérisé. Mais il se murmure qu'à peu près au même moment, une nageuse a brassé encore plus vite sur le demi-kilomètre (une distance qui a disparu des épreuves de natation). «Il est vrai qu'à la même heure, et lors d'une course spéciale organisée à Anvers, une jeune nageuse hollandaise de 16 ans, Mlle Huybers, aurait réalisé sur cette même distance la performance sensiblement meilleure de 9'27"1/5. Au cas où cette performance ne serait pas homologuée, Yvonne Jeanne serait la première nageuse française figurant au palmarès des records du monde.»

Pourtant, informe l'Ami du peuple du 20 août 1930, la menace sur le record d'Yvonne Jeanne ne vient pas des Pays-Bas mais d'Allemagne. Explication : «Pendant qu'aux Tourelles, à la fin de la troisième journée des championnats de France de natation, Mlle Yvonne Jeanne mettait à mal le record des 500 mètres brasse de l'Australienne Welch, en réalisant 9'45"2/5, à Anvers, Melle Huyvers, d'Amsterdam, réussissait sur la même distance le temps meilleur de 9'27"1/5.» Ces performances font bouillonner les bassins puisqu'«apprenant ces nouvelles, une jeune nageuse allemande de 17 ans, Mlle Herta Wunder [la bien-nommée, Wunder signifiant merveille, ndlr] s'est attaquée elle aussi au record des 500 mètres brasse dans la piscine de Leipzig. Et le nouveau record est à son tour battu par la jeune Allemande qui a réalisé le temps de 8'49"4/5.» Presque une minute de mieux que Jeanne ! Qui est la «vraie» recordwoman du monde ? On nage en pleine confusion. L'Ami du peuple résume l'affaire : «Le record de notre compatriote a été accompli dans des conditions parfaitement régulières et sera certainement homologué, celui de Mlle Huyvers ne le sera probablement pas, étant donné que le virage était marqué par un ponton flottant et nous ne savons rien de la manière dont fut réalisé l'exploit de Herta Wunder. Mais il est probable que, dans la piscine de Leipzig, les règlements ont été respectés et la marge de 56 secondes qui sépare le record français du nouveau record allemand ne sera pas facile à reprendre pour Melle Yvonne Jeanne, championne [recordwoman en fait] du monde pendant quelques heures seulement.»

Tout éphémère qu'il ait été, le record du monde d'Yvonne Jeanne déclenche l'intérêt de la presse dont elle était jusque-là inconnue. Ainsi un journaliste de Match part-il découvrir sur son lieu d'entraînement celle qui, faute d'autorisation paternelle, n'a pu intégrer le fameux club des Mouettes qu'à 16 ans. Il narre la rencontre dans l'édition du 26 août. «On m'avait dit : "Vous voulez voir Yvonne Jeanne ? Allez aux Tourelles l'après-midi vers sept heures. Vous la trouverez sûrement… vous la reconnaîtrez parce qu'elle est la plus bruyante, la plus gamine… charmante parmi les plus charmantes." Je suis allé aux Tourelles. La nageuse la plus bruyante, la plus gamine, la plus charmante… Cétait bien Mlle Yvonne Jeanne», constate le journal. Yvonne Jeanne se raconte : «Je nage depuis l'âge de 12 ans. A l'école Edgar-Quinet je remportai quelques épreuves interscolaires… […] J'adore la natation», insiste-t-elle. Il le faut pour s'imposer son emploi du temps : «Je quitte mon travail de secrétaire à six heures. A six heures et demie, je suis aux Tourelles. Et cela, tous les jours.»

Yvonne Jeanne au centre, entourée de Mlle Salgado à gauche et Mlle Delye à droite, le 15 juillet 1928. Photo Gallica . BNF

La jeune femme n'a que 20 ans mais a vu du pays. Les plus beaux souvenirs de sa jeune carrière ? «Les déplacements. C'est si beau un départ de Paris ! Et puis Barcelone, Cardiff, Bruges…» Puis Yvonne Jeanne congédie poliment le journaliste : «Maintenant, excusez-moi, c'est l'heure du bain ! Et puisque vous voulez une dernière confidence : je déteste l'eau froide, j'en ai peur… et comme il a fait froid cet été, j'ai toujours attendu au dernier moment pour me mettre à l'eau !…»

Déjà multirecordman de France, Jean Taris a pour sa part établi son premier record du monde trois mois avant celui d’Yvonne Jeanne. Le 23 mai 1930, il crawle 800 m en 10’19"3/5. Nageur éclectique, il n’est spécialiste d’aucune distance en particulier. En 1929, il a battu les records de France des 100, 800 et 1 000 mètres en une seule soirée, à l’issue de laquelle il détient toutes les meilleures performances nationales du 100 au 1 500 mètres, comme le signale l’Ami du peuple du 11 mars 1929.

L'Action française du 20 mars de la même année souligne également les exploits de Taris mais regrette qu'il soit le seul champion français dans un sport qui reste confidentiel. «Comme on le voit, Taris se rapproche petit à petit des grands exploits des champions étrangers. Malheureusement qu'y a-t-il derrière lui ? Des nageurs moyens, sans plus. La nage est un exercice complet dont l'utilité est reconnue par tous. Et ce pendant la Fédération ne compte que quelques milliers de licenciés.»

Deux semaines plus tard, Paris Soir l'assure : «Taris est le champion, le grand champion qui est vraiment de la classe des nageurs internationaux.» Non sans une certaine exagération, des quotidiens titrent, comme le Journal du 29 mai 1929, que Taris bat un record de l'extraordinaire Johnny Weissmuller. En fait, sur 400 m, il n'améliore que le record du bassin parisien des Tourelles établi par l'Américain lors des JO de 1924.

Un record passé inaperçu

Un an plus tard, le 23 mai, il échoue d'un rien dans sa tentative de battre le record du monde du 880 yards (environ 804 m) du même Weissmuller. «Le record est à ma main. Attendons qu'il fasse plus chaud», commente-t-il à la sortie du bassin.

Ce jour-là, il bat quand même le record du monde du 800 m. Curieusement les journaux passent à côté de l'exploit, insistant sur son échec sur 880 yards. L'«oubli» témoigne de l'extraordinaire référence que représentait alors Weissmuller. Explication de l'historien Thierry Terret, qui a puisé à la meilleure source, l'autobiographie de Jean Taris (la Joie de l'eau) : «Il raconte qu'il avait pour ambition de battre le record du monde du 880 yards avant l'arrivée proche de Weissmuller à Paris. Il indique qu'il manque le record sur la distance d'1/5 de seconde mais que son effort était tel qu'il bat le record du monde du 800 m au passage. Comme Jean Taris et, surtout, son entraîneur Georges Herman, avaient exclusivement  communiqué sur le 880 yards, les journalistes n'ont pas prêté attention au record du 800 m.» Qui est pourtant le premier record du monde de l'histoire de la natation française. A partir de début juin 1930, les journaux présentent désormais Taris comme «le nouveau recordman du monde». Il améliorera deux fois son chrono : 10'17"2/10 à Cannes le 9 juin 1931 ; 10'15"6/10 le 21 juin 1932, encore à Cannes (l'actuel record, 7'32"12/100, a été établi par le Chinois Lin Zhang en 2009). 

Médaille d’argent olympique

On retrouve Yvonne Jeanne et Jean Taris dans l'Excelsior du 22 juin du 1931 dans le compte rendu de championnats de Paris bien tristounets. «Ils se sont terminés hier aux Tourelles par une journée toute ensoleillée, mais qui n'avait pourtant attiré qu'une assistance bien modeste. L'intérêt sportif de cette journée fut à nouveau médiocre et la seule épreuve disputée fut, à vrai dire, le 200 mètres brasse féminin, au cours duquel Yvonne Jeanne s'assura, non sans difficulté, le meilleur sur sa rivale Manson.» Taris, ce n'est pas une surprise, poursuit sa collection de victoires et remporte les 100 et 200 mètres.

Yvonne Jeanne disparaît ensuite des radars de la presse alors que Taris a son rond de serviette dans les rubriques sportives de tous les journaux. Il a compilé tant et tant de records, de France, d'Europe et du monde que l'Ami du peuple du 22 juin 1932 estime nécessaire d'en dresser la liste : «Il nous a paru intéressant de retracer, depuis l'époque où Jean Taris a commencé à jeter le désarroi dans les records français, la statistique de ses temps et de ses records. Les voici dans leur éloquente simplicité. […] Jean Taris a grignoté jour par jour ses temps. On ne peut se faire qu'une Idée, très éloignée de la vérité, de ce qu'il a fallu de patience au nageur pour améliorer son style et surtout son mouvement respiratoire. Pendant cinq années, Taris, prenant sur son temps aux heures les plus diverses, a travaillé en silence et n'avait pour le réconforter que les améliorations que lui accusait le chronomètre. […] Ce n'est pas encore le moment de tenter des pronostics pour les Jeux, mais, traduisant exactement ma pensée, je dis que Taris est actuellement le nageur le plus vite du monde sur 400 mètres.» Malheureusement pour lui, Taris trouvera nageur plus rapide que lui dans le bassin de Los Angeles et doit se contenter d'une médaille d'argent.

L'ultime grand rendez-vous de Taris se situe en 1936, à Berlin, aux Jeux olympiques, qu'il traverse dans l'anonymat. En septembre de cette même année, il prend sa retraite après un dernier bain dans la piscine des Tourelles à l'occasion d'un match France-Japon. L'Echo de Paris du 3 septembre retrace la carrière de celui qui provoqua une véritable «hécatombe» de records de France. En 1929, il en a enquillé 17 et n'a perdu qu'une course, rappelle le journal.

Jean Taris se retire avec un palmarès long comme la liste des décorations d'un maréchal soviétique : 8 records du monde sur 5 distances, 9 d'Europe, 49 de France, une flopée de titres nationaux et européens. Il fut le premier Français à descendre sous la minute sur 100 mètres nage libre. Sur cette distance, son record de France tiendra de 1929 à 1945. Et pour enluminer le tout, il remporte quatre fois de rang (de 1933 à 1936), les boucles de la Seine, une course de  8 km, considérée comme le championnat d'Europe de longue distance. Et pourtant il n'était pas talentueux. Devenu directeur de la piscine de Pantin, il l'assure à Jeunesse magazine du 29 mai 1938 : «Lorsque j'eus battu mes records du monde, on s'est écrié : "Ce garçon était doué pour la natation !" Ceux qui m'ont connu enfant ont dû sourire. J'étais un gosse plutôt faible, presque malingre. Mais, Dieu merci, j'avais un cœur bien accroché et des poumons puissants. J'aurais pu faire de l'athlétisme et, avec un bon entraîneur, réussir des performances… Les stades ne m'intéressaient pas. C'était l'eau qui m'attirait. Je n'étais pas doué pour la natation, mais j'aimais ça. Voilà tout le secret de ma réussite.»

Après sa retraite sportive, en 1934, Yvonne Jeanne est devenue journaliste au Petit Parisien, à Match l'intran, au Figaro et à l'Equipe. Adolescente, elle avait prouvé ses talents d'écriture en rédigeant une comédie en un acte pour l'anniversaire de son club «En scène… en seine !… "Allô ! Allô ! "Les mouettes" ?» Elle est morte le 22 septembre 1996 à Paris à 86 ans.

Outre son palmarès XXL, Jean Taris laisse une pépite cinématographique. Jean Taris, roi de l'eau, Une leçon de natation, réalisée en 1931 par Jean Vigo dans laquelle les prouesses techniques du cinéaste (ralentis, gros plans, plans sous-marins) se hissent largement au niveau du talent du nageur (voir ci-dessous). Jean Taris est mort le 10 janvier 1977 à 67 ans.