Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l’a racontée la presse de l’époque.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le tennis féminin est l’apanage d’une joueuse : Suzanne Lenglen. A l’aube des années 20, la Française est une star, la première du tennis. Tout le monde connaît celle qui cumule déjà dans sa raquette les titres de championne du monde, championne olympique (aux Jeux d’Anvers de 1920), plus deux Wimbledon et un Roland (appelé alors championnat de France), à tout juste 21 ans. Tout le monde sait, de manière presque prophétique, que le règne de «la Divine» débute à peine. Une question se pose vite : quelle joueuse pourra bien venir sur le court détrôner la Française ?
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Et un nom commence à fuser : Helen Wills, dont les exploits – qui ne sont pas ses premiers – traversent enfin l'Atlantique. On est alors en 1923, et l'Américaine, tout juste majeure, vient de remporter le 1er tour de l'US National Championships (ex-US Open) à Forest Mills (Minnesota) en évinçant 6-2 7-5 Kitty McKane, la plus sérieuse rivale de Lenglen cette année-là. «Cette jeune Américaine a déjà beaucoup fait parler d'elle et nos amis d'outre-Atlantique caressent l'espoir de la voir un jour triompher de Mlle Lenglen», écrit La Presse du 12 août 1923.
Venue droit de Californie, cette fille de docteur aurait tout aussi bien pu devenir artiste, écrivaine ou journaliste (elle grattait des articles de sport). Et même nageuse ou cavalière, ses deux hobbies avant qu’elle ne reçoive sa première raquette, à huit ans, des mains de son père. Enfant, sa santé fragile ne suggère pourtant pas une carrière sportive. Tout s’arrange à l’adolescence, et Wills profite de la pénurie de joueuses dans son club de la côte ouest pour se frotter avec quelques gaillards avertis. De quoi perfectionner son style, et commencer à écluser les tournois du coin. Puis du pays.
Jusqu'à se retrouver en finale de l'US Open 1922, où elle est un peu juste pour enlever le trophée à Molly Mallory. Wills ne gamberge pas longtemps. En cette fin d'été 1923, elle finit par prendre sa revanche sur sa compatriote «qui détenait le titre de championne depuis sept ans. Et les New-Yorkais se sont mis à délirer d'"excitement"», rapporte l'Intransigeant du 30 août 1923. Pourtant indélogeable, Mallory fut «pulvérisée» (6-2, 6-1), ose le Carnet de la Semaine en date du 26 août 1923.
Si bien qu'à la fin de l'été, son nom n'échappe à personne. Il s'accompagne presque toujours de celui de Lenglen, car désormais, cela ne fait plus aucun doute : à 17 ans, Wills est vue comme l'héritière de la Française. «Le monde entier parle aujourd'hui de la nouvelle étoile de tennis. Mlle Helen Wills. Ne va-t-on pas jusqu'à prophétiser qu'elle succédera à Suzanne Lenglen. Il y en a même qui prétendent savoir à quel moment aura lieu cette succession, et qui parlent de 1926», expose l'Intransigeant. «L'étoile capable d'égaler en éclat celle qui brille depuis de longues années viendra-t-elle d'Occident ? s'interroge de son côté le Carnet de la Semaine. On en doute, puis on s'en persuade. De toute façon, Miss Helen Wills s'est imposée, depuis peu, comme une des plus remarquables joueuses de tennis que le monde ait connu. »
Avec ce succès de prestige, tout le monde salive donc d'avance de la future confrontation avec Lenglen. La presse française s'en empare, et les moindres mouvements de l'Américaine sont gages de spéculations. Jusque-là, les parents d'Helen Wills n'étaient pas d'avis à ce qu'elle se rende en Europe. Dans son édition du 21 février 1924, le Gaulois annonce soudain que «la venue de Miss Helen Wills à Wimbledon et aux prochains Jeux olympiques [de Paris] se confirme».
Sauf rebondissement, la confrontation attendue de tous est projetée pour juin, sur le gazon londonien. Elle attendra. Lenglen zappe Wimbledon, et les raisons qu'elle invoque étonnent : «Cette décision est prise en matière de représailles, Suzanne Lenglen n'est pas contente en effet de certains articles parus à son sujet dans les journaux anglais et même américains et qui contiennent, affirme-t-elle, un tas de mensonges», rapporte l'Action du 16 mars 1924.
A propos de quoi ? Difficile de savoir. En attendant, les prouesses de la Californienne conquièrent les spécialistes du jeu. La presse façonne son portrait en rapport à celui de Lenglen. Dans l'attitude, elle a ainsi «un tempérament absolument opposé à celui de Suzanne Lenglen. Elle joue avec un calme extraordinaire», écrit toujours L'Action. Son jeu, lui, «ressemble à celui de Mlle Lenglen, mais en deux fois plus vite. Aussi rapide que Suzanne, elle a une volée magnifique ; à son pouvoir d'endurance et à sa force physique se joint une tranquille détermination». A un journaliste du Matin qui souhaite percer avant le tournoi «le secret de la force terrible qu'elle donne à ses coups de volée», elle rétorque : «En Amérique, je pratique cinq après-midi par semaine contre les joueurs les plus puissants que je peux trouver.»
Quand l'Europe la découvre à son arrivée à Londres en mai 1924, le décalage entre la championne décrite tout en superlatifs, et la jeune fille frêle et réservée qui débarque pour la première fois sur le continent, surprennent les observateurs. «Miss Wills ne donne nullement l'impression de la femme athlète américaine telle qu'on se la représente ici, d'après miss Mallory ou miss Ryan», estime le Matin dans son édition du 26 mai 1924. Une fois sur le court, c'est autre chose : «Lorsque, raquette en main, elle évolue sur son court alors, elle se transforme. Tout en restant élégante dans ses mouvements, elle mène le jeu d'un train d'enfer et tout à fait dur», constate toujours Le Matin.
Son tennis ébahit. Pas encore assez pour les européens, qui ne donnent pas cher d'une joute avec Lenglen. Hamilton Price, expert contemporain de la discipline, ne met pas longtemps à se faire un avis : «Je ne crois pas que le sommeil de Mlle Lenglen puisse être troublé. Helen Wills est une grande joueuse, mais Suzanne est plus grande encore et n'a rien à apprendre, en ce qui concerne le "travail des pieds" dans lequel miss Wills est comparativement inférieure.»
Vision confortée par le parcours de Wills à Wimbledon : l’Américaine se fait surprendre en finale contre la Britannique Kitty McKane. Qu’importe : les têtes sont déjà à Paris, où les Jeux organisés un mois plus tard doivent permettre aux deux joueuses d’enfin s’expliquer. Encore raté : championne olympique en titre, Lenglen fait l’impasse. Et Wills en profite. Impériale tout le long de la compétition, Wills clôt les débats en deux manches sèches face à Julie Vlasto (6-2 ; 6-2) et succède à la Française.
Cette fois, les médias ne digèrent pas, et mettent en doute la compétitivité de Lenglen. La championne tricolore aurait esquivé le tournoi par crainte d'être battue. Impensable, impossible, assure Wills lors d'un entretien avec le New-York Herald, retranscrit dans la Presse du 10 septembre 1924 : «Il n'y a rien de plus contraire à la vérité et de plus ridicule. Mlle Lenglen était très malade. De cela je suis certaine. Je la vis de suite après son retrait et à ce moment, il était facile de voir qu'elle n'était pas en état de jouer au tennis. Je sais aussi qu'au moment des Jeux Olympiques, elle n'était pas suffisamment remise pour pouvoir prendre part au tournoi quoiqu'elle se soit énergiquement entraînée sur des courts privés dans l'espoir de recouvrer une forme suffisante.» La fraîchement médaillée d'or laisse même entendre qu'elle n'aurait pas triomphé outre-Manche, un mois plus tôt, si Lenglen avait participé : «Dans la même forme qu'elle avait montrée auparavant, elle m'aurait battue, car je n'étais pas au mieux et elle a défait aisément des joueuses qui, à l'époque, étaient meilleures que moi. A Paris, pourtant, j'étais au summum de la condition. Ç'aurait été un grand match. Naturellement, j'ai été désappointée de ne pas rencontrer Mlle Lenglen. Cela viendra plus tard. C'est une charmante personne et une grande joueuse et il est ridicule de dire que c'est une lâcheuse.»
N’en déplaise aux impatients, il faudra attendre un an et demi pour que la rencontre espérée ait enfin lieu. Rendez-vous est donné à Cannes, où il y a foule, en ce 16 février 1926. Qui voudrait louper «le match du siècle», tel qu’il fût baptisé ? Pour ne rien rater du spectacle à venir, les infortunés en manque de billets trouvent refuge dans les arbres qui jouxtent le court.
Et match il y a bien eu. Deux sets au couteau, finalement remportés par Lenglen 6-3, 8-6 (le tie-break n’existait pas encore à l’époque), qui n’a pas tremblé dans les points cruciaux. La Française a notamment su se ressaisir après une mauvaise surprise sur la fin. Elle a cru une première fois remporter la lutte après un coup droit jugé faute de l'Américaine à 6-5. Mais tandis qu’elles se serraient la main au filet, un juge de ligne avertit l'arbitre pour lui dire que finalement, la balle de Wills était bonne.
«Cette victoire est d'autant plus belle, d'autant plus significative qu'elle a été remportée sur une adversaire dont la valeur, le résultat le prouve, s'est affirmée admirable. Personne, en effet, ne prévoyait que la triomphatrice serait, devant la merveilleuse résistance de son adversaire d'outre-Atlantique, dans l'obligation de s'employer à fond», analyse le Figaro du lendemain. La joute, âpre et indécise, a de fait confirmé aux derniers sceptiques que Wills pouvait s'emparer à tout moment de la couronne de Lenglen.
Ce revers sera là l’un des seuls affronts de sa carrière. Regret ultime : plus jamais elle n’aura l’occasion de rejouer Lenglen, qui devient professionnelle en août 1926 (le circuit traditionnel est réservée aux «amateurs», qui disputaient des tournois sans gains à la clé, les pros étaient rémunérés par des promoteurs pour leurs performances), avant de raccrocher deux ans plus tard.
Dès lors, la fin de carrière de Wills prends des airs de domination sans frein. Ses faits d’armes sont hallucinants : sur les 17 Grand Chelem (qui n’en portent pas encore le nom) auxquels elle participe de 1926 jusqu’à sa retraite en 1938, elle en remporte 16. Dont dix de suite (1927-1930) sans perdre le moindre set ! Et à cette époque, l’Open d’Australie n’existait pas encore. Au total, l'addition se chiffre à 19 Majeurs en simple, dix doubles.
Aux prises avec l’élite du tennis masculin durant ses sessions d'entraînements, son jeu toujours plus puissant et athlétique ne souffre alors d’aucune faille. Vérification faite même chez les hommes : engagée en 1933 dans l’un des ces épisodes labellisés «bataille des sexes», qui voient une femme et un homme jouer l’un contre l’autre, Helen Wills croque Phil Neer 6-3, 6-4, alors classé huitième joueur américain, lors d’un match d’exhibition.
Après un septième titre à Wimbledon en 1937, «Queen Helen» - l'un de ses surnoms – suit les traces de Lenglen et passe à son tour pro. «Elle vient de signer un contrat avec une firme de cinéma pour tourner des films sur le tennis, et rejoindra fort probablement la tournée Perry-Vines (une des premières tournées professionnelles) pour une suite d'exhibition», complète Le Petit Provençal du 22 mars 1937.
Imbattable ou presque, peut-être que le principal mystère qui entourait son règne ne tenait pas tant dans le pourquoi de son invincibilité, que de l’extrême zénitude dont elle faisait preuve à chaque seconde. Pour peu que l’expression «flegme américain» existe un jour, «Little Miss Poker Face» ainsi que l’appelaient ses compatriotes, en serait l’incarnation légitime.
Au crépuscule de sa carrière, en 1937, elle revient sur ce trait si spécifique dans son livre Fifteen-Thirty (Quinze-Trente). Un journaliste de la Gazette de Biarritz-Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, l'explique non sans deux anecdotes savoureuses : «Mrs Moody (son nom d'épouse), en jeu, pense uniquement à la balle qu'elle va frapper. Sa concentration d'esprit est telle, son indifférence quant aux éléments extérieurs et notamment aux manifestations du public si absolue, qu'elle demanda à un ami si elle avait vraiment gagné la finale à Wimbledon et que, la même année, elle fut tout étonnée d'apprendre après un match contre une joueuse anglaise, que son adversaire n'était pas gauchère, comme elle l'avait cru...»
Intégrée logiquement au Tennis Hall of Fame en 1959, elle vivra assez longtemps pour voir, cinquante plus tard, sa compatriote Martina Navratilova lui chiper le record de victoires à Wimbledon. Elle meurt à Carmel (Californie), le 1er janvier 1998, à l’âge de 92 ans.