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Fanny Bullock Workman, une femme aux sommets

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Au début du XXe siècle, une Américaine avale avec gloutonnerie les ascensions des plus hauts monts du monde. Retour sur la carrière exceptionnelle d’une exploratrice de son temps.
Fany Bullock Workman dans l'Himalaya vers 1905. (Photo PVDE. Bridgeman images)
publié le 16 janvier 2021 à 11h43

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sports telle que l’a racontée la presse de l’époque.

L’anecdote résume le caractère de la dame. En 1906, l’Américaine Fanny Bullock Workman devient la femme la plus haute du monde après son ascension du Pinnacle Peak, 6 930 mètres dans l’Himalaya. Elle défend ce record comme une mère chatte ses petits. Alors, quand, en 1908, une autre Américaine le lui conteste après avoir, pensait-elle, dépassé les 7 000 mètres au sommet du mont Huascarán, au Pérou, Fanny Bullock Workman paye une équipe du service géographique de l’armée française pour établir précisément l’altitude de la montagne andine. Mesures prises, sa concurrente n’est grimpée qu’à quelque 6 700 mètres. Fanny Bullock Workman reste au top.

L'épisode en dit également long sur les moyens du couple Bullock Workman. La richesse peut inciter à l'oisiveté. Ou à la suractivité. Très clairement, plutôt que dormir dessus, Fanny Bullock et William Hunter ont préféré dépenser leur fortune pour assouvir leurs appétits d'ailleurs plus exotiques et plus hauts que leur Massachusetts natal. Les deux viennent du même monde. Les familles riches et aristocratiques de l'est des Etats-Unis. Chez ces gens-là, les jeunes filles voyagent dès leur plus jeune âge. «Fanny séjourne en France et en Allemagne. Dès l'enfance et l'adolescence, elle développe le goût de l'aventure, comme en témoignent certaines histoires courtes et nouvelles qu'elle écrit. Elle y met en scène des héroïnes aristocratiques échappant à leurs obligations et découvrant le monde. Y transparaissent, déjà, une attention pour le statut et les droits de femme, une soif de voyages et un attrait certain pour l'univers de l'alpinisme», écrit le site l'Histoire par les femmes.

«Des contrées où jamais être humain n’avait pénétré»

De retour aux Etats-Unis en 1879, elle épouse William Hunter Workman trois ans plus tard. C'est lui qui l'initie à l'alpinisme dans les montagnes Blanches du New Hampshire. En cette fin du XIXe siècle, les femmes américaines, contrairement à leurs homologues européennes, sont fortement incitées à conquérir les sommets, et le milieu des alpinistes est particulièrement progressiste en matière de droit des femmes.

A la mort de leurs pères respectifs, et forts de l'héritage, Fanny et William s'installent en Allemagne en 1889. De là, à l'initiative de Fanny, ils entreprennent des excursions à vélo de plus en plus lointaines (Suisse, France, Italie, Espagne, Algérie, Inde…) au cours desquelles ils continuent de grimper et nourrissent des récits de voyages. Fanny Bullock Hunter sera l'une des premières femmes au sommet du mont Blanc. Elle et son mari découvrent l'Himalaya au tournant du siècle. Leur notoriété atteint la presse française. «Une femme, déjà célèbre par des explorations effectuées dans la chaîne de l'Himalaya, Mme Fanny Bullock Workman vient d'atteindre le sommet, inexploré jusqu'à présent, du Koser-Gunge [Pakistan], haut de 21 000 pieds, dont l'énorme glacier, le Chogo-Lungmo, passait pour infranchissable, relate la Fronde du 1er novembre 1902. L'expédition a eu à souffrir de terribles ouragans, et à chaque pas, elle a dû se tailler un chemin dans la glace, plusieurs fois les kulis indigènes, porteurs d'ustensiles et de provisions ont déserté, obligeant ainsi les touristes à redescendre pour obtenir d'autres hommes. Néanmoins l'expédition a pu exécuter son projet.» Les relations avec les autochtones deviendront un problème récurrent lors des expéditions du couple.

«Fanny Bullock Workman a été une fervente militante du droit de vote des femmes, écrit sa biographe. Elle se considérait comme un modèle pour les autres femmes voyageuses et alpinistes». Si Bullock Workman a été précurseure en matière d'émancipation féminine, c'est loin d'être le cas dans son appréhension des populations que croise le couple dans ses pérégrinations. Dans leurs récits de voyage, ils parlent de personnes «exotiques et singulières, au pire primitives voire des sous-hommes». Une vision tout à fait dans l'air occidental du temps au début du XXe siècle.

Le 12 octobre 1906, la Vérité relate par le menu une nouvelle expédition du couple dans l'Himalaya. Où l'on apprend que Fanny et William font également œuvre de géographes, corrigeant les données que d'autres avant eux avaient établies : «Une partie du voyage fut faite dans des contrées où jamais être humain n'avait pénétré, et en plusieurs endroits les voyageurs purent constater des erreurs topographiques figurant sur les cartes existantes.»

Entre deux expéditions, Fanny Bullock Workman donne des conférences et la presse n'a pas de mots assez forts pour exprimer toute l'admiration qu'elle suscite. Des articles qui décrivent également la vie du couple, qui a confié l'éducation de ses enfants à des nurses. La République française du 13 novembre 1904 : «Paris recevra aujourd'hui dimanche, la visite d'une exploratrice qui n'a pas froid aux yeux. C'est une Américaine, Mme Fanny Bullock Workman, bien connue au Nouveau Monde, où ses exploits ont fait sensation.» Le Matin, du 22 novembre 1904 : «Une vaillante exploratrice américaine, Mme Fanny Bullock Workman, a raconté elle-même, hier soir, dans un des amphithéâtres de la Sorbonne, ses ascensions dans l'Himalaya. […] En compagnie de son mari car Mme Bullock-Workmann voyage avec son mari, un docteur en médecine qui a préféré à la pratique de son art les hasards passionnants de la vie d'explorateur elle se rendit au pied de l'Himalaya et se jura d'être la première femme qui gravirait les pentes glacées du géant Gaorisankar. Elle nous est arrivée l'autre jour, après avoir passé deux ans à la frontière du Turkestan, escaladé sept pics, franchi quatre cols de neige, exploré les glaciers du Karakorum et ascensionné jusqu'à l'altitude de 7 132 mètres.»

«Une endurance dont bien peu d’hommes seraient capables»

La Petite Gironde du 17 novembre 1909 : «Que notre pauvre mont Blanc européen semble donc petit lorsqu'on sort d'une conférence de la célèbre Américaine qui détient aujourd'hui le record mondial des altitudes féminines ! Que comptent, en effet, les 4 810 mètres du soi-disant géant d'Europe et ses hâtives escalades, lorsque durant une heure et demie d'horloge cette audacieuse alpiniste vous a décrit un long voyage d'exploration, commençant à seulement 5 000 mètres pour s'élever à 7 100 mètres, et fait passer devant vos yeux la plus éblouissante, la plus prestigieuse évocation photographique de glaciers, séracs, névés, aiguilles et pics, dont plusieurs explorés pour la première fois.» L'Aurore du 14 mai 1910 : «Mme Workman est connue du monde scientifique pour ses explorations dans les Himalayas, les plus hautes montagnes du monde, qu'elle a visitées déjà six fois. Sa grande ascension a été le sommet d'un pic vierge à 7 102 mètres, dans la chaîne de Nun Kun. Suivant le désir exprimé par quelques-uns de ses amis, Mme Workman, qui est officier de l'Instruction publique en France, a réservé le Théâtre Femina pour donner une conférence illustrée mardi après-midi, sur l'himalayisme – le dernier cri dans les grands sports.»

Le Journal du 5 décembre 1913 y va aussi de son panégyrique : «La Société de géographie et le Club alpin recevront la femme alpiniste la plus fervente, la plus intrépide qu'on connaisse : Mme Fanny Bullock Workman, une Américaine qui, depuis sept ans, escalade avec un zèle, une vigueur, une endurance dont bien peu d'hommes seraient capables les "cimes vertigineuses" de l'Himalaya.» Le quotidien se fend d'un tout aussi vertigineux exercice d'essentialisation raciste : «La constitution de la caravane est chose infiniment délicate. Il est impossible d'avoir uniquement recours aux coolies. Si les Cachemiriens et les Ladakhis sont relativement courageux et fidèles, il ne faut rien attendre des indigènes du Balistan. Aperçoivent-ils un plateau à l'extrémité duquel s'élève une pente dont l'escalade ne les tente point, ils se jettent à terre en poussant de grands cris et en faisant comprendre qu'ils préféreraient qu'on leur coupât la gorge plutôt que de pousser plus avant. Prières, menaces, offres d'argent restent également vaines. Aussi Mme Bullock Workman dut-elle se faire accompagner, dans ses différentes ascensions, par des guides, qu'elle avait recrutés dans les Alpes et dont l'adresse, le courage, le dévouement lui furent, maintes fois, d'un précieux secours.»

«La recordwoman de l’alpinisme»

Le Journal revient enfin sur l'épisode «la femme qui voulait être la plus haute du monde à la place de la femme la plus haute du monde» : «La voyageuse intrépide à qui revient l'honneur d'avoir visité des régions où nul, avant elle, n'avait jamais mis le pied, jouit, à juste titre, d'une universelle renommée. Ses succès n'ont pas été sans susciter la jalousie de quelques-unes de ses rivales. L'une d'elles, Miss Annie Peck, ne prétendait-elle point être montée jusqu'au sommet du Huascarán, dans les Andes péruviennes, dont l'altitude est de 7 300 mètres. Une vérification s'imposait. Mme Bullock Workman pria un Français, M. de Larminat, dont la science était une garantie suffisante, de s'en aller à la cordillère des Andes. Ce qu'il fit. Ses calculs terminés, il annonça au monde que le pic atteint par Mme Bullock Workman avait une altitude supérieure de 300 mètres à celui de Miss Annie Peck. Mme Bullock Workman est donc bien, scientifiquement, la recordwoman de l'alpinisme.»

La Première Guerre mondiale sonne la fin des voyages de Fanny et William Bullock Workman. Celle qui a reçu de nombreuses distinctions honorifiques de la part de sociétés géographiques ou d’alpinisme, fait fructifier sa célébrité par ses conférences. Considérée comme l’une des plus formidables alpinistes, hommes et femmes confondus, de son époque, elle tombe malade en 1917 et meurt en 1925 à Cannes à l’âge de 66 ans. William lui survit jusqu’en 1937.

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