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Libération
Reportage

A la veille des Mondiaux de ski à Courchevel, la station en état de friction

Les championnats du monde de ski alpin sont lancés ce lundi pour deux semaines dans la ville alpine. Elus, commerçants, écologistes et saisonniers dénoncent un événement «démesuré» qui ne leur profitera pas, alors que les organisateurs promettent une visibilité indéniable.
Dans la station de Courchevel 1850 (Savoie). (Pablo Chignard/Libération)
par François Carrel, envoyé spécial à Courchevel
publié le 5 février 2023 à 12h20

Au hameau du Praz, situé à plus de 1 000 mètres d’altitude au bas de la station huppée de Courchevel (Savoie), les derniers préparatifs des Championnats du monde de ski alpin, inaugurés ce dimanche et qui débutent lundi pour deux semaines, battent leur plein. En cette fin janvier, par -10°C, un groupe de bénévoles dresse une palissade tandis que des ouvriers s’affairent sur les tribunes temporaires – 3 000 places assises – montées sur la raquette d’arrivée de l’Eclipse, la piste noire que s’est offerte Courchevel pour accueillir les épreuves masculines de ces mondiaux.

L’Eclipse, c’est la star de cette épreuve internationale biennale qui n’avait été organisée que trois fois en France, à Chamonix en 1937 et 1962 et à Val-d’Isère en 2009. Cette fois, deux stations accueillent conjointement la compétition : Courchevel et sa voisine Méribel, où se dérouleront les épreuves féminines ainsi que la majeure partie des événements festifs. Le budget du comité d’organisation commun est massif : 51 millions d’euros abondés pour plus de la moitié – 33,2 millions – par la Fédération internationale de ski (FIS) qui reverse une partie des droits télé et marketing de l’événement, et par l’Etat, la région Auvergne-Rhône-Alpes et le département de la Savoie pour 8,5 millions.

A ce budget s’ajoutent les investissements des stations. Si Méribel s’est contentée de 2 millions d’euros de travaux pour toiletter sa piste du Roc de Fer, héritée des Jeux olympiques de 1992, Courchevel a consacré 20,3 millions à la création de l’Eclipse, longue de 3,2 kilomètres, sa centaine de canons à neige alimentée par une nouvelle retenue collinaire d’altitude de 170 000 m³, ses kilomètres de réseaux enterrés, son éclairage et un bâtiment neuf en pied de piste pour l’organisation et les athlètes. L’exploitant du domaine skiable, la Société des Trois Vallées (S3V), a pris à son compte le coût de la retenue d’eau, mais la commune supporte le reste, soit près de 13 millions d’euros. «C’est un projet de territoire qui garantit l’avenir du ski à Courchevel», justifiait en février 2022 son maire (sans étiquette), Jean-Yves Pachod, également moniteur de ski.

Normes draconiennes

La piste va devenir «un fleuron de la station» estime l’ancienne championne olympique Perrine Pelen, directrice du Comité d’organisation des Mondiaux, qui annonce la venue de 600 coureurs de 81 nations et de 1 800 journalistes accrédités. Elle espère 150 000 spectateurs, tous sites confondus, dont Emmanuel Macron attendu les 16 et 17 février, et 500 millions de téléspectateurs dans le monde entier. L’adjoint aux Sports et au Domaine skiable de Courchevel, Jean-Christophe Vidoni, insiste : «Créer une telle piste, c’est exceptionnel. Les Mondiaux vont nous amener notoriété et image de marque.» Il espère que cette piste accueillera dans le futur de nouvelles compétitions internationales.

Les élus, en collaboration avec l’influent Club des sports de Courchevel, n’ont donc pas lésiné sur les moyens pour se conformer aux normes draconiennes de la FIS. Le tracé de l’Eclipse a beau emprunter d’anciennes pistes sur 80 % de sa longueur, il a fallu les élargir, les raboter. 17 hectares ont été terrassés, 6 hectares de forêt défrichés, soit 4 000 arbres abattus, et l’enneigement artificiel a été systématisé : «La neige de culture est obligatoire pour pouvoir répondre au cahier des charges de la FIS : une neige épaisse et dure qui garantit l’équité à tous les skieurs», précise Perrine Pelen.

De fait, à la faible altitude du Praz, la couche de neige naturelle non tassée n’excédait guère les 10 centimètres fin janvier : totalement insuffisant pour la FIS qui exige une couche damée de 40 à 50 centimètres. Dès novembre, la S3V a donc produit 300 000 m³ de neige pour l’Eclipse, soit près du tiers de sa production de début d’hiver pour l’ensemble de la station, qui avoisine le million de mètres cubes. Une fois soigneusement damée, la neige de l’Eclipse a été copieusement imbibée d’eau pour la rendre, grâce au gel, encore plus durable et rapide.

«Un degré toujours plus fort d’artificialisation»

L’association France Nature Environnement de Savoie, par la voix de son administrateur André Collas, salue «le maximum d’efforts» assuré par la S3V avec laquelle elle a collaboré sur les travaux de piste et en forêt pour «limiter les dégâts, face aux exigences somptuaires de la FIS qui veut assurer son impact télévisuel». S’il ne relève pas de pénurie d’eau à Courchevel, André Collas n’en déplore pas moins «les atteintes à un milieu naturel riche et fragile», entraînées par ces Mondiaux. Pour Vincent Neirinck, de l’ONG écologiste Mountain Wilderness, la nouvelle piste de l’Eclipse illustre «un degré toujours plus fort d’artificialisation, qui participe, après les bandes blanches dans le désert des Jeux olympiques d’hiver de Pékin [de 2022], à une normalisation de ce qu’est devenue la neige». Il rappelle l’émotion soulevée par les camions à neige couplés aux canons à neige mis en place cet automne par la station du Grand-Bornand pour assurer une compétition de biathlon : «Les stations, en acceptant d’être pieds et poings liés aux fédérations, détruisent l’image du ski et alimentent elles-mêmes le “ski bashing”.»

Pour nombre d’acteurs socioprofessionnels de la station, qui entrent dans la période la plus intense de leur année – les vacances d’hiver ont débuté samedi dans la région –, les Mondiaux ne «représentent jusqu’à maintenant que des contraintes», fustige Chris Vallat, à la tête d’une société de services et gestion pour les propriétaires de logement. «Cela rajoute en particulier de la friction sur la circulation et le stationnement, déjà tendus d’ordinaire, témoigne-t-il. Nous n’avions pas besoin de ces Mondiaux, c’était le rêve du Club des sports et de quelques élus, pas celui des sociopros.» Il est affirmatif : «Nos clients s’en fichent du ski de compétition, ils recherchent la qualité de l’accueil, le standing du service.»

Les murs en glace de l’Eclipse resteront trop dangereux cet hiver pour la majorité des vacanciers ; l’unique parking du Praz est privatisé depuis des semaines pour les Mondiaux ; la seule route qui relie directement Courchevel à Méribel, via le Praz, sera coupée les jours d’épreuves, tandis que le trafic de la vallée vers Courchevel 1850, déjà très chargé, risque de devenir cauchemardesque pendant quinze jours, notamment pour les travailleurs saisonniers. Perrine Pelen insiste sur les 80 navettes et bus affrétés pour les Mondiaux et fait le dos rond : «On ne peut organiser des championnats sans petites contraintes, mais il faut penser à la visibilité que cela va générer !»

«Vision court-termiste»

Dans le centre commercial le Forum, à Courchevel 1850, la directrice du bar-shop la Luge, Chloé Harlin, est amère : «L’événement, au rapport coûts-bénéfices démesuré, n’aura aucun impact pour nous : notre clientèle ne s’y intéresse pas et nous n’aurons même pas le loisir d’en profiter à titre personnel ! Nous, qui faisons vivre la station et galérons à trouver et garder des saisonniers, sommes les oubliés.» L’adjoint Jean-Christophe Vidoni s’agace et assure que «95 %» des professionnels «jouent le jeu» : «Nous avons tout un territoire avec nous.» Pas si sûr : nombre d’acteurs locaux interrogés déplorent, sous le sceau de l’anonymat, «la vision court-termiste» et «l’absence de stratégie cohérente» de la municipalité révélées par l’organisation des Mondiaux.

Partout s’affiche le nouveau slogan de la station : «Courchevel, capitale mondiale du ski.» Alors que Jean-Christophe Vidoni insiste sur le fait de vouloir «remettre le ski de compétition au centre de la station», Perrine Pelen, du Comité d’organisation des Mondiaux, complète : «Courchevel s’est aussi engagée pour contrecarrer l’image qui lui est accolée, cette dimension bling-bling d’une clientèle qui pèse lourd sur le chiffre d’affaires mais reste marginale en volume.» Il n’en reste pas moins que le nombre de forfaits vendus dans la station a chuté de plus de 30 % en vingt ans, passant d’1,5 million de journées de ski individuelles en 2001 à 1 million l’an dernier. Elue d’opposition, l’avocate Isabelle Monsénégo tranche : «Les élus se sont laissé entraîner dans des dépenses déraisonnables et se trompent de positionnement : on est en train de crever d’une saison hivernale de trois mois de très haut de gamme, qui ne permet pas aux acteurs de travailler à l’année.» Elle défend la nécessité d’attirer la clientèle nationale aisée, skieurs et non skieurs, qui ne vient plus, «ce qu’on ne fera ni avec l’hyper luxe qui continue de se développer, ni avec l’hyper sportif porté par les Mondiaux».

Maël Olinger, du récent club Courchevel Sports Outdoor qui regroupe ski de randonnée, montagne, trail, VTT, parapente, escalade – autant d’activités stratégiques dans les stations confrontées au changement climatique, mais dédaignées par le Club des sports focalisé sur le ski alpin – enfonce le clou : «Ces Mondiaux ont de trop gros impacts sociaux, économiques et environnementaux pour notre époque. Les dizaines de millions d’euros engagés auraient permis de faire beaucoup mieux pour Courchevel et les décennies à venir, d’engager l’évolution de notre modèle économique. Nous avons tous les atouts pour le faire !» Si la réussite purement sportive de ces Championnats du monde ne fait guère de doute, les organisateurs font face à une série de défis, particulièrement sur Courchevel : assurer la fluidité logistique de l’événement, remplir les tribunes et surtout, à terme, démontrer que l’organisation des Mondiaux aura réellement profité au territoire, au-delà du coup d’éclat passager.