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Décryptage

Oudéa-Castéra épinglée, défaillances de l’Etat, gestion des VSS : en quoi le rapport parlementaire étrille les instances du sport

«Libération» a pu se procurer dans son intégralité le rapport sur les défaillances au sein des fédérations sportives, qui doit être présenté ce mardi à l’Assemblée.
Amélie Oudéa-Castera, alors ministre française des Sports, à la préfecture de Paris le 8 janvier 2024. (Anne-Christine Poujoulat/AFP)
publié le 23 janvier 2024 à 10h15

En pleine année olympique, le sport français entamera-t-il sa révolution ? C’est le souhait des parlementaires issus de la commission d’enquête «relative à l’identification des défaillances de fonctionnement au sein des fédérations françaises de sport, du mouvement sportif». A six mois des Jeux olympiques de Paris et après 90 auditions menées auprès de 193 acteurs du mouvement sportif, sous serment, de tous horizons – victimes, dirigeants de fédération, fonctionnaires, associatifs, entraîneurs, politiques – cette commission s’apprête à dévoiler un rapport volcanique, qui doit servir de base de travail au renouvellement du sport français, critiqué pour son archaïsme, son «omerta», son «entre-soi».

Libération a pu se procurer dans son intégralité le rapport, qui doit être présenté ce mardi 23 janvier à l’Assemblée, avant des réunions publiques partout en France pour sensibiliser les familles. Long de plus de 250 pages, il décortique point par point les failles «systémiques» qui gangrènent le sport français «à tous les étages». Des travaux qui dressent en filigrane un bilan très critique du mandat d’Amélie Oudéa-Castéra à la tête du portefeuille des Sports. Sitôt les premières conclusions des travaux retranscrites dans la presse lundi, la ministre de l’Education nationale et des Sports a dénoncé un rapport «militant» et des travaux «instrumentalisés à des fins politiques», a fait savoir son entourage.

Elle n’est pas la seule incriminée. Fouillé, exhaustif quoique trop parcellaire sur certaines thématiques comme la question des athlètes trans, le rapport esquisse un état des lieux sans concession du sport français, l’estimant gangrené par la «culture du secret, du mensonge» et «pas suffisamment habitué à rendre des comptes». «A un moment, il faut prendre le taureau par les cornes et briser définitivement l’omerta en mettant des dirigeants de fédérations face à leurs responsabilités, tempête la rapporteuse écologiste, Sabrina Sebaihi, auprès de Libération. Pas seulement parce qu’ils n’ont pas fait les choses, mais aussi parfois parce qu’ils ont vu, entendu des choses et qu’ils n’ont rien fait. Et à un moment, il faut aussi que tout le monde soit conscient que quand on veut témoigner, quand on est une victime, il y a plein d’embûches sur le chemin.»

Au même titre que la batterie de conclusions consignées dans le rapport du Comité d’éthique piloté par Stéphane Diagana et Marie-George Buffet en décembre 2023, ce document doit servir, via 60 recommandations, de base de réflexion dans l’optique d’une future loi destinée à nettoyer le sport français et ses dérives morales, financières et éthiques de fond en comble. En réaction, les députés socialistes ont annoncé reprendre le 29 février – lors d’une journée réservée à leurs textes dans l’hémicycle – une proposition de loi pour la protection des mineurs dans le sport, déjà adoptée mi-juin au Sénat. Voici les principaux points à retenir.

Oudéa-Castéra épinglée à plusieurs reprises

Déjà en grande difficulté après ses propos sur la scolarisation de ses enfants dans le privé, Amélie Oudea-Castéra ne risque pas de voir la pression sur elle retomber cette semaine. La ministre est épinglée à plus d’un titre. Sa rémunération lorsqu’elle était directrice générale de la Fédération française de tennis (FFT) de 2021 à 2022 est jugée «très élevée, voire anormale» : 400 000 euros brut annuels et 100 000 euros de prime d’objectif. «En février 2022, l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche avait appelé à reconsidérer le niveau de rémunération des dix principaux cadres de la FFT et pointé l’absence de procédures de recrutement pour ses principaux cadres», souligne Sabrina Sebaihi.

En préambule du document, la commission d’enquête dénonce en outre «avec la plus grande fermeté les difficultés qu’elle a rencontrées pour accéder à un certain nombre de documents demandés au ministère des Sports». Elle n’a pas pu avoir accès à des documents et informations «qui lui étaient indispensables pour mener à bien sa mission de contrôle». C’est le cas du tableau de suivi des signalements de violences reçus par Signal-sports, la cellule nationale mise en place par le ministère, «qui ne lui avait pas été communiqué au moment où elle achevait la rédaction du présent rapport d’enquête», alors même que Sabrina Sebaihi se serait rendue au ministère la veille de l’examen du rapport par les membres de la commission d’enquête, pour «tenter d’obtenir des clarifications».

Les «défaillances de l’Etat» mises en lumière

La critique du mandat d’Amélie Oudéa-Castéra transparaît aussi tout le long du chapitre consacré aux défaillances de l’Etat, dont la réaction face aux dérives se caractérise trop souvent par «une inertie ou une réponse tardive en dépit d’alertes précoces, le plus souvent après des révélations médiatiques» mais aussi «d’une réponse très partielle par la désignation de boucs émissaires», qui permet de ne pas «d’identifier toute la chaîne des responsabilités et des défaillances systémiques».

Il revient à l’Etat d’encadrer les faits et gestes des fédérations sportives et de contrôler leur respect des lois et règlements. Une responsabilité rendue possible via plusieurs leviers : la tutelle qu’il exerçait traditionnellement sur elles, supprimée en 2021 au profit d’une relation fondée sur un contrat de délégation ; un soutien public important ; la présence d’agents de l’Etat au sein des fédérations et de leurs instances territoriales affiliées : les conseillers techniques sportifs (CTS), bras armé de l’Etat.

Sur ces prérogatives, les travaux listent d’importantes défaillances. Entre autres raisons : «un manque criant de moyens (de l’administration centrale comme des services déconcentrés, profondément affaiblis), une dilution des responsabilités au sein d’une gouvernance enchevêtrée» que la création de l’Agence nationale du sport est venue complexifier, et une «trop grande proximité quotidienne et structurelle entre le mouvement sportif et les agents de l’Etat (les CTS), qui engendre une perte de repères et une confusion des rôles». Pour Sabrina Sebaihi, il s’agit d’une «composante essentielle de cet entre-soi, caractéristique de la gouvernance du monde sportif».

La parlementaire réclame un «choc de contrôle, de transparence et de culture démocratique», grâce à la mise en place d’une «autorité administrative indépendante chargée de la protection de l’éthique du sport». Elle voudrait doter cette autorité d’un «pouvoir de sanctions financières» contre les fédérations qui ne respecteraient pas leurs «obligations et engagements».

La gestion des VSS et discriminations passée au crible

C’est le fil rouge du rapport : la question des violences sexistes et sexuelles (VSS) et les discriminations jalonnent toute la réflexion faite sur l’état des lieux du sport français. En matière de VSS, qui secouent le monde du sport depuis les révélations en 2020 de la patineuse Sarah Abitbol, les travaux pointent un «long silence», un «long déni» et une «longue inertie» du secteur.

Amélie Oudéa-Castéra, ministre des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques, avait qualifié de «zéro tolérance» la politique mise en place sur le sujet depuis 2020. La commission déplore toutefois «qu’aucun travail transversal et systématique sérieux» n’a été entrepris pour «mieux saisir l’ampleur des abus sexuels et d’autres types de violences physiques et psychologiques dans le monde sportif». Et reprend à son compte cette affirmation de Patrick Roux, ex-judoka auteur d’un livre sur le sujet : «Nous ne connaissons pour l’instant que la partie émergée de l’iceberg.»

La députée salue tout de même la création de la plateforme Signal-Sports lancée par le ministère en 2020. Elle déplore toutefois que l’outil soit «invisibilisé», «sous-dimensionné» et «très largement méconnu».

Elle recommande de transférer la compétence disciplinaire des fédérations en matière de lutte contre les violences à une autorité administrative indépendante. Comme l’avait réclamé en décembre l’ex ministre des Sports Marie-George Buffet dans un autre rapport, cette fois du Comité d’éthique dans le sport. Une proposition avec laquelle la ministre Amélie Oudéa-Castéra s’était dit en désaccord, privilégiant la cellule actuelle.

Le CNOSF pas épargné…

A peine sortie d’une crise interne qui l’a laissé exsangue, la maison du sport français en prend aussi pour son grade. Notamment sur son absence d’éthique : face aux très nombreux scandales qui ont éclaboussé le monde du sport, «le CNOSF [Comité national olympique et sportif français, ndlr] n’a presque jamais pris de position susceptible de mettre en cause l’action d’un dirigeant fédéral ou d’une fédération».

Le rapport lui reproche par ailleurs d’avoir mené un «lobbying intense contre la parité» femmes-hommes, lors de la loi de 2022 sur la démocratisation du sport. Il constate que le mouvement sportif a besoin d’un «choc démocratique» couplé d’un «choc de féminisation» qui doit être imposé par la loi, et voudrait à ce titre «fixer dans la loi le principe de parité réelle dans tous les organes dirigeants du mouvement sportif».

… les fédérations sportives non plus

Il y a bien sûr le foot, le tennis aussi. Mais deux sports incriminés dans le document retiennent particulièrement l’attention : le judo et les sports de glace. Pour le dernier cité, les travaux s’appuient sur une mission de l’Inspection générale (IGESR) sur la fédération. L’IGESR a elle aussi été confrontée, que ce soit au niveau des clubs ou de la Fédération, à des propos minimisant les violences de toute nature dont peuvent être victimes les jeunes patineurs tels que : «Quelle patineuse n’est pas amoureuse de son entraîneur ?» De très nombreuses défaillances des cadres d’Etat sont en outre pointées dans tous les rapports de l’Inspection générale relatifs aux violences sexuelles et sexistes.

Les constats sont les mêmes à la fédération de judo : Sabrina Sebaihi cite un autre rapport de la mission d’inspection consacré à l’instance, qui confirme que «dans certains cas, on n’a pas hésité à écarter les personnes dénonçant des faits répréhensibles». L’Inspection générale souligne que «le traitement de ces dossiers de violences sexuelles a également été, jusque très récemment, totalement absent des préoccupations et priorités des directeurs techniques nationaux».

La FFJ est aussi pointée du doigt pour ne pas avoir «pris le parti de ne traduire en commission de discipline les encadrants incriminés qu’une fois la décision de justice définitivement rendue, après recours éventuels». Des enseignants auraient donc pu continuer à exercer pendant plusieurs années malgré les accusations qui pesaient sur eux.

Moretton, Lapeyre, Canu : plusieurs dirigeants mis en cause

Sabrina Sebaihi fustige enfin la «désinvolture» de certains dirigeants. Sont notamment visés : Gilles Moretton, président de la Fédération française de tennis (FFT) ; Fabien Canu, le directeur général de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep) ; mais aussi le directeur juridique de la Fédération française de football, Jean Lapeyre, à qui «il aura fallu 1 heure 30» pour mentionner les «relations un petit peu hors code» avec des «femmes» de son ancien président Noël Le Graët. Ce dernier, visé depuis mi-janvier 2023 par une enquête judiciaire pour harcèlement moral et sexuel, qu’il conteste, avait dénoncé devant la commission un «lynchage médiatique immérité». Le parquet de Paris avait déjà ouvert début janvier plusieurs enquêtes à la suite de signalements de la commission sur d’éventuels «faux témoignages» concernant 7 dirigeants sportifs devant les parlementaires.