En matière de récompenses, le cyclisme est un sport inventif. Les vainqueurs de Paris-Roubaix décrochent un pavé géant, à Tirreno-Adriatico on soulève un imposant trident, tandis que le meilleur Breton du Tro Bro Léon reçoit un porcelet. Au terme du Giro, le porteur du maillot rose reçoit une coupe figurée par un long ruban doré qui semble s’enrouler vers l’infini, à la manière d’une enseigne de barbier ou d’une pâte fusilli. Le Britannique Simon Yates (Visma-Lease a bike) soulève cette spirale dimanche 1er juin au terme d’une ultime étape de gala dans les rues de Rome, après avoir renversé le Tour d’Italie samedi dans le col des Finestre. Peut-être se dit-t-il que, cette année, le trophée image parfaitement la course qu’il incarne : un parcours tortueux dont on ne sait ce que chaque virage va révéler.
Dit autrement : une édition magnétique, tortueuse, aux coups de théâtres nombreux et au suspense maintenu jusqu’à son terme. Avant l’étape décisive de samedi, Simon Yates ne pointait qu’à la troisième place, à 1 minute 21 du porteur du maillot rose. Soit le retour de la glorieuse incertitude du sport sur le Giro, après un cru 2024 où on s’était ennuyé ferme devant la domination outrageuse de Tadej Pogacar. Cette année, l’ogre n’était pas là, laissant le champ à un plateau a priori plus ouvert. Deux favoris se détachaient tout de même nettement au départ. D’abord un autre Slovène, Primoz Roglic (Red Bull-Bora-hansgrohe), briscard madré de 35 ans au palmarès de général d’Empire, dont un Giro arraché il y a deux ans la veille de l’arrivée. En face, un Espagnol de 22 ans, Juan Ayuso (UAE Team Emirates), déjà l’une des lames les plus aiguisées du cyclisme mondial.
Deux favoris poussés à l’abandon
Chacun arrivait avec une équipe taillée pour les grandes épopées. Aucun ne verra la ligne d’arrivée. Les deux sont tombés lors de la redoutée 9e étape, qui empruntait des chemins blancs au cœur de la Toscane. Ayuso, le plus durement touché, s’en tirera avec trois points de suture au genou, un coup de pédale et des ambitions perdues. Un insecte achèvera son calvaire d’une piqûre à la paupière : c’est le visage déformé façon Elephant Man que le Catalan a jeté l’éponge jeudi. Quant à Roglic, il retomba dès le lendemain de son premier gadin, en reconnaissant un chrono détrempé à Lucques. Puis encore une fois, six jours plus tard, dans la descente du Carbonare, là encore sous les eaux. C’en était trop pour Primoz la Déveine, qui signa mardi son cinquième abandon sur ses neuf dernières participations à un grand Tour.
Dans ce jeu de massacre, l’équipe la plus forte (UAE Team Emirates) a semblé pouvoir garder la main avec un leader de rechange : la jeune pépite mexicaine Isaac Del Toro. A 21 ans, celui qui avait déjà impressionné chez les juniors (un Tour de l’Avenir en 2023, épreuve de référence) a semblé pouvoir conserver le maillot rose, qu’il aura porté douze jours durant. Mais un scénario fou, lors de l’avant-dernière étape, en a décidé autrement. Le leader s’est vu attaqué très tôt par son dauphin, l’expérimenté Equatorien Richard Carapaz (EF Education-EasyPost), avant que Simon Yates ne s’invite à la bagarre puis parte seul dans le redoutable col des Finestre. On a alors assisté à ce que le cyclisme peut produire de plus beau : une partie de poker entre les deux Latino-Américains pour savoir lequel des deux ferait l’effort de rouler sur le troisième homme. Un enterrement : Yates est arrivé avec plus de 5 minutes d’avance.
Un goût de revanche
De quoi revêtir à Sestrières un maillot rose au goût de revanche. Sept ans plus tôt, lors d’une étape disputée en partie sur ces mêmes routes, celui qui semblait en mesure de gagner le Giro 2018 était passé par la fenêtre, concédant près de 40 minutes au futur vainqueur, Chris Froome. De quoi signer aussi, à 32 ans, le plus beau succès d’une carrière en dents de scie de pur grimpeur, lui, le frère jumeau d’Adam Yates, qui courait ce Giro… sous le maillot d’UAE.
Marqué par des conditions météo parfois très dures et d’autres abandons notables sur blessures (le plus élégant des Italiens, Giulio Ciccone, sur chute à la 14e étape, l’ancien vainqueur Jai Hindley, commotionné à la 6e étape, le grimpeur Mikel Landa, vertèbre fracturée dès la première), ce Giro n’a pas eu que des airs de calvaire. Pour le Danois Mads Pedersen (Lidl-Trek), ce fut un chemin pavé de gloire : quatre victoires d’étapes et le maillot cyclamen du classement par points. En la matière, on attendait un duel avec Wout Van Aert (Visma-Lease a Bike), l’autre grand spécialiste des classiques. Mais le Belge est arrivé malade sur le Giro et a mis du temps à se mettre en jambes. Il triompha tout de même à Sienne après le fameux chantier des chemins blancs, comme un écho à sa victoire aux Strade Bianche en 2020, sur le même théâtre d’opérations.
Côté français, le bientôt retraité Romain Bardet (PicNic-Postnl) a beaucoup tenté mais n’a pas réussi à rentrer dans le club select des vainqueurs d’étape sur les trois grands tours. La disette tricolore aurait pu être totale, si Nicolas Prodhomme (Décathlon-AG2R) n’était venu décrocher, vendredi, une victoire en solitaire dans l’étape reine (quasi 5 000 mètres de dénivelé). Un succès aussi beau qu’inattendu pour cet équipier laborieux de 28 ans, arrivé au vélo un peu plus tard que la moyenne. Il y a dix ans, à l’âge où Del Toro remportait le Tour de l’Avenir, lui était électricien. «C’est bien de savoir ce qu’il y a à côté du vélo, a-t-il dit à l’Equipe. En apprentissage, c’était au moins 35 heures de travail avec un salaire de 600 euros je crois. Je me rends compte que vivre de ma passion aujourd’hui est une très grande chance.» Il y a des bonheurs simples.
Mise à jour dimanche 1er juin à 19 h 10 avec la victoire de Simon Yates.