Un drôle de critérium organisé à Singapour, à 10 000 kilomètres de chez lui. Un circuit de 2,3 km à avaler vingt-cinq fois. Une dernière joute face aux plus grosses cuisses au monde, remportée devant les Belges Jasper Philipsen et Arnaud De Lie. Et ainsi s’est achevée, dimanche 10 novembre, la carrière du plus grand sprinteur de l’histoire du cyclisme. Dans une vidéo publiée ce samedi sur son compte Instagram, Mark Cavendish, 39 ans, avait annoncé qu’il abandonnerait pour de bon le vélo à l’issue du week-end : «Dimanche sera la dernière course de ma carrière dans le cyclisme professionnel. Le cyclisme m’a tellement apporté et j’adore ce sport. J’ai toujours voulu y laisser ma marque et aujourd’hui je suis prêt à voir ce que le prochain chapitre [de ma vie] me réserve.»
Cela faisait quelques années déjà qu’on annonçait régulièrement la retraite à venir du Britannique. Lui-même évoquait souvent sa «fatigue» et la tentation de dire stop, de mettre fin à ces journées passées à souffrir les fesses vissées sur la selle, d’arrêter de jouer des coudes à 80 km/h avec des coureurs de dix ou quinze ans plus jeunes que lui. Et puis, quand arrivait juillet, que le gratin du peloton parcourait la France pendant trois semaines, Mark Cavendish, l’accro de la Grande Boucle, était toujours là. «Ma vie tourne autour de cette course qui est bien plus grande que le vélo, racontait-il à Libé en 2018. Sans elle, il n’y aurait plus de cyclisme professionnel.»
«Il préférera limite tomber plutôt que d’avoir la réputation de quelqu’un qui freine»
Si le natif de l’île de Man – un paradis fiscal perdu au large du Royaume-Uni – rempilait chaque année, c’est qu’il courait après un objectif à la hauteur de sa légende : celui de faire mieux qu’Eddy Merckx et ses 34 victoires sur le Tour de France. Le record est finalement tombé le 3 juillet, à Saint-Vulbas, dans la plaine de l’Ain. Trois ans après avoir décroché sa 34e victoire sur la Grande Boucle, Mark Cavendish en a ajouté une 35e, en roublard et sans coéquipier pour le lancer jusqu’à la ligne. Le Belge «effacé» des tablettes, la boucle était bouclée : Mark Cavendish pouvait enfin raccrocher.
Lucide à l’arrivée, il disait : «En fait je suis fatigué. C’est mon 15e Tour de France, c’est difficile rien que d’être au départ. Je vieillis. Se remettre en forme chaque année, qu’est-ce que c’est dur.» Deux semaines plus tard, le Tour terminé, il laissait entendre qu’il en avait probablement fini avec le cyclisme professionnel. Il s’offrira finalement quelques derniers tours de roues en Asie avant de raccrocher, pour de bon. En deux décennies, Cavendish aura levé les bras 165 fois (166 s’il s’impose dimanche), soit plus que n’importe quel autre coureur sur la période. Il compte, entre autres, 17 victoires d’étapes sur le tour d’Italie, trois sur le Tour d’Espagne, un titre de champion du monde en 2011 et un monument à son palmarès, Milan-San Remo, en 2009.
Longtemps, le Britannique a eu mauvaise réputation. On le racontait rugueux, voire dangereux dans les sprints massifs, et filou en montagne, du genre à s’accrocher discrètement aux voitures pour passer les cols dans les délais. Au magazine Pédale en 2012, le Français Romain Feillu décrivait la fusée britannique comme un casse-cou : «Dans un virage au coude-à-coude, il faut être prêt à freiner au cas où, parce que ce n’est pas forcément lui qui le fera le premier. En fait, je crois qu’il préférera limite tomber plutôt que d’avoir la réputation de quelqu’un qui freine.»
Dépression et plaisir dans la souffrance
Dans le peloton, certains se réjouiront probablement de voir disparaître un adversaire dont ils ont tant de fois vu les fesses à l’arrivée, incapables de suivre la fusée lancée dans les derniers mètres. Mais la plupart des coureurs s’attristeront de perdre un gentleman qui, avec le temps, a fini par se faire apprécier, réputé sympathique et élégant, tant avec ses coéquipiers qu’avec ses adversaires. Ses confidences sur la dépression qu’il a traversée pendant deux ans avant la pandémie de Covid-19 ont aussi rendu aux yeux de beaucoup le robot plus humain.
Quand ça n’allait pas, Mark Cavendish pouvait toujours se réfugier dans le vélo. Au Telegraph il y a quelques années, il expliquait la recette de son succès. Cela consiste, en gros, à prendre du plaisir dans l’effort extrême, à apprécier quand chaque coup de pédale devient plus douloureux que le précédent. «Vous savez, la limite, quand vous allez à la salle, vous courez sur le tapis roulant et vous commencez à sentir l’acide lactique s’accumuler et ça commence à faire mal, je veux dire, vraiment mal ? En fait, je tiens cette limite pendant sept heures par jour. C’est comme si quelqu’un vous torture. Sauf que vous le faites à vous-même. La personne qui peut se faire mal le plus longtemps gagne.» A partir de lundi, le missile de Man devra trouver une autre occupation, peut-être moins sadomasochiste, mais toujours dans le monde du vélo, pour passer le temps.
Mise à jour dimanche 10 novembre avec la victoire de Cavendish au critérium de Singapour.