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Libération
Récit

Le Tour de France 2022, épreuves de vérités

Le Danois Jonas Vingegaard a remporté pour la première fois la Grande Boucle, arrivée dimanche soir sur les Champs-Elysées. Retour sur une édition survitaminée, longtemps menacée par le spectre du Covid, écrasée par trois coureurs et la canicule, mais bouclée à une vitesse record.
Jonas Vingegaard durant l'étape entre Lourdes et Hautacam, jeudi. (Daniel Cole/AP)
publié le 24 juillet 2022 à 19h56

Le vrai Tour du Covid-19, qui a fauché un coureur sur quatorze. Le vrai Tour du réchauffement climatique, paralysé à la fois par la canicule et les militants écologistes. Le vrai Tour des émotions : l’étape du col du Granon est une folie douce tant son intrigue est ponctuée de drames et de prouesses grandioses ; celles de l’Alpe d’Huez et d’Hautacam sont des folies furieuses tant les montées de ces sommets furent expéditives. Le Tour de France 2022 est parti des plaines du Danemark, a emprunté des chemins communaux, des portions de pavés, des défilés de montagnes, des nationales et, au bout, chacun y trouve la vérité qui lui sied. Dimanche, Jasper Philipsen passe la ligne d’arrivée en premier sur les Champs-Elysées et Jonas Vingegaard, troque son anonymat contre un maillot jaune.

Truffe

L’honnêteté est-elle une valeur recommandée sur le Tour ? Guillaume Martin, qui emprunte autant les cols alpins que les lacets de la philosophie, pose en creux la question à la suite de sa mise sur la touche pour Covid, le 10 juillet. Le leader de la Cofidis, qui ne ressent aucun symptôme, met en doute la bonne foi de tout le peloton, relève «l’interprétation» d’un protocole sanitaire déformé peu avant le début de la course et rumine dans l’Equipe : «Il est clair que quand on est trop gentil, on se fait avoir.» La truffe toujours stimulée par la malice, on demande à un membre du personnel médical d’une équipe si des méthodes existent pour embrouiller la sincérité des tests. Celui-ci doute : glisser un écouvillon dans le nez empêcherait toute parade. Fallait-il se montrer plus fripon ? Après la première journée de détection menée par l’organisation, des médecins du sport flamands s’appuient sur trois témoignages pour assurer que «l’écouvillon n’était pas inséré assez loin dans le nez»… En 2020 et 2021, aucun coureur n’avait été écarté après un test mené par l’organisation. Sur cette édition, dix sont repartis chez eux sur la décision de leur équipe. Finalement, l’ultime journée de détection recale deux Français d’AG2R. Ouf, les tests de l’organisation marchaient bien.

Hyperchampion

Qu’ont en commun Filippo Ganna, élégant rouleur italien spécialiste du contre-la-montre, le Belge Jasper Philipsen, l’un des meilleurs sprinteurs du peloton, et le grimpeur romantique Thibaut Pinot ? Lors de ce Tour de France, ils ont tous été traumatisés sur leurs terrains par Wout Van Aert, de la Jumbo-Visma. A Rocamadour, Ganna affiche une mine dépitée voyant son temps «wouterisé». A Calais, Philipsen lève les bras, persuadé qu’il a gagné, alors qu’il n’est que deuxième. Lors de la dernière étape pyrénéenne, Pinot est lâché par le maillot vert, qui emmène ensuite son coéquipier en jaune Vingegaard dans les pentes d’Hautacam. Une image… rare. Débarrassé de son habituel rival Mathieu Van der Poel, hors de forme, «l’hyperchampion» sprinteur-rouleur-puncheur-grimpeur de 27 ans est le coureur le plus impressionnant de cette épreuve. Avec trois victoires, cinq autres podiums, un maillot vert approchant le record de points d’André Darrigade en 1959, un titre de super-combatif, des échappées qu’on ne compte plus et des sacrifices multiples pour son équipe, Wout Van Aert semble être en tout point parfait. A-t-il un seul défaut ? Peut-être. Il est susceptible. En tout cas, quand on lui parle de dopage. Interrogé sur les soupçons qui pèsent sur les meilleurs, la veille de l’arrivée à Paris, il n’a pas du tout, mais alors pas du tout, aimé la question. «De merde», disait-il.

Belote

Le 6 juillet, des têtes grossissent et s’allongent entre des barrières. Le plateau de France Télévisions est à un cheveu. Dans un instant de grâce, il se met à chanter les Corons. Franck Ferrand, historien embauché par le diffuseur, adorateur des grands hommes et de la patrie triomphante, donne de la voix. La course s’est arrêtée près des anciens terrils d’Arenberg, sur la commune de Wallers (Nord). Dans le public, une femme au cou tatoué accoste un homme au polo rose. Lui raconte des souvenirs de gamins, de belote dans les estaminets entre leurs parents. Le bonhomme en rose, Jacques Stablinski, est le fils de Jean, monument du vélo français. Son père, enfant d’immigrés polonais, a parcouru en long et en large la trouée d’Arenberg dans les années 50, secteur doté de pavés ramenés des enfers. Sous terre en mineur, dessus en coureur. Il calque «les valeurs» des gens de ce terroir à celles du vélo. Parle des lecteurs du canard local qui ont élu son père plus grand sportif du Nord, devant Raymond Kopa. «Quatorze ans après sa mort. Pourquoi ? C’est un coin particulier.»

Stoïcisme

Le réchauffement de la planète et la colère de la société contre l’inaction climatique ont harcelé la course comme rarement. La canicule, d’abord : pendant une semaine, entre les Alpes et les Pyrénées, les coureurs ont bataillé sous la chaleur et mijoté sur un goudron brûlant. Le public s’insurge contre Gros Léon, le camion-citerne qui déverse de l’eau pour refroidir la route. Dans le même temps, Dernière Rénovation décide d’interrompre le Tour. Le 12 juillet, des militants du groupe écolo forment une chaîne humaine et bloquent la route aux coureurs. Une huile d’ASO procède elle-même au service d’ordre. Le Tour en porte-voix politique : ce n’est pas nouveau, mais Dernière Rénovation tente à deux autres reprises cette stratégie. Du reste, le peloton n’a pas été le seul bloqué dans son effort. Lors d’une étape helvète, nous fûmes pris dans le tourbillon du stoïcisme suisse. Une gendarme met à l’arrêt la Libémobile, s’en réfère à des ordres venus de très haut. Cerné, on se fait au même moment alpaguer par une habitante en colère. La sono du Tour viendrait bazarder le calme de la commune. «C’est vous le chef des enceintes ?» Les platines sont à portée de bras. Il suffirait de baisser le volume… La dame roule des yeux : «Je vais me faire tuer si j’essaie…»

Galaxie parallèle

Le Granon, dans les Alpes, ses 11,3 kilomètres à 9,2 % de pente moyenne, un décor de dunes vertes, des grassettes violettes à humer, des merises à grignoter, des chasseurs alpins et une fin, homérique. Le matin du 13 juillet, Tadej Pogacar est en jaune depuis Longwy. Il enchaîne les coups d’assommoir sur ses adversaires. La victoire finale lui est promise. Le soir, tête dodelinante et paletot grand ouvert, il perd près de trois minutes sur la surprise Jonas Vingegaard. Toute la journée, dans les lacets de Montvernier, le Télégraphe et le Galibier, il doit répondre, seul, aux attaques collectives de la Jumbo-Visma, en hirondelle harcelée par des frelons. Tactiquement, l’œuvre mise en place par l’équipe néerlandaise est magistrale. Ce «cyclisme total», comme elle le revendique, rare sur le Tour, aurait pu ne pas aboutir si le Danois avait été incapable de lâcher le Slovène dans l’ascension finale. Le double tenant du titre ne reprend jamais son bien, malgré ses multiples tentatives. Les créatures surnaturelles animent la fin de l’épreuve jusqu’à leur poignée de main, dans la descente de Spandelles dans les Pyrénées, après la chute de Pogacar. Duel au soleil. Galaxie parallèle. Ce moment Netflix marque le véritable témoin de passage. Le nouveau maillot jaune, par sa magnanimité, assoit son pouvoir. Et s’envole, heureux, vers les hauteurs d’Hautacam.

«Rebels»

Le 14 juillet flatte toujours la fibre patriotique du peuple du Tour. Cette année se déroule l’étape-reine du parcours, qui offrait un décor propre à fêter un coureur français : l’Alpe d’Huez et ses virages à épingles farcis de monde. Un flop : Thibaut Pinot ne renouvelle pas son exploit de 2015, David Gaudu et Romain Bardet flanchent dans la course au général. C’est faire peu de cas des autres joies qu’offre la course, qui contournent le tracé officiel. Loin du tumulte et de la privatisation de la montagne par le Tour, la vraie fête se déroule au pied de l’Alpe, au Freney-d’Oisans. Le bourg, 250 habitants, du travail pendant toutes les saisons, des sous tombent du ciel – la meilleure piste de ski du massif se trouve sur la commune – combine fête nationale et fête de village. Feu d’artifices, bal populaire. Les têtes sont chenues mais une habitante assure que le Freney s’offre une nouvelle jeunesse avec l’arrivée de jeunes urbains avides de changement. Le cuisinier, regard en billes d’eau, sert du cochon de lait et de la tarte à la framboise. Une danseuse, pas jeune, est seule au monde sur la piste de danse en graviers. Le guitariste a les pieds nus, le chanteur annonce à cette assemblée de village : «Music for the rebels». Les bruits de joie résonnent dans toute la vallée.

Escampette

Christophe Laporte (Jumbo-Visma) gagne à Cahors. Il surgit au dernier kilomètre, saute les fuyards sur les derniers hectomètres, et lève les bras au ciel. La seule victoire française deux jours avant l’arrivée. De justesse. Benjamin Thomas (Cofidis) s’enfuit à Carcassonne et se fait rattraper par la patrouille à 400 mètres de l’arrivée. Frustrant. Romain Bardet résiste sur les hauteurs du Granon, termine troisième ce jour-là et septième du général au final, après avoir été malade au Giro. Beau. Thibaut Pinot (Groupama-FDJ) prend la poudre d’escampette, craque, est repris, est acclamé sur les bords de route, repart de nouveau. Sans succès. Son coéquipier David Gaudu passe un cap et termine quatrième de l’épreuve, après des gestions de montée parfois timorées, parfois admirables. Encourageant. La Groupama-FDJ place trois hommes dans le Top 15 dont le dévoué Valentin Madouas et termine deuxième du classement par équipe. Performance. Des échappées animent la course à l’avant, sur plusieurs dizaines de kilomètres, sans qu’aucun Français ne s’y glisse. Inhabituel. Parfois, des étapes entières sans qu’un Français ne surgisse, sans même que l’on y pense. Invisibles ?

Guinness

Remugles de mémoire : le Tour a plongé dans ses souvenirs et fait revivre des coureurs mort (Marco Pantani) ou excommunié (Lance Armstrong) pour comparer les records de vitesse de ses années noires avec cette édition supersonique. A chaque montée de col, on se questionne : Jonas Vingegaard et Tadej Pogacar vont-ils faire sauter les tablettes ? C’est banco pour l’Aubisque, pas loin pour l’Alpe d’Huez et Hautacam. Les convaincus transforment les watts produits en faits avérés. Les plus religieux demandent qu’on apporte des preuves au lieu de suspicions. Reste le Guinness, qui rature une ligne après dimanche : le Tour 2022 est le plus rapide de l’histoire, à plus de 42 km/h de moyenne. L’année dernière, trois coureurs relevaient le bruit étrange émis par le vélo de concurrents. Le maillot jaune, Jonas Vingegaard, évoque une meilleure «préparation» de la part de son équipe, la Jumbo-Visma. Son coéquipier, le maillot vert Wout Van Aert, rejette les suspicions et avance les progrès menés. Le manager des deux renvoie dans les cordes les critiques sur un cyclisme à deux vitesses. Seulement deux ?