Une longue tige douce, tignasse rousse, yeux émeraude, mouchetée de taches de rousseur, s’est avancée lundi 10 juillet devant nous dans un hôtel près de Clermont-Ferrand, où le Tour de France gravite pendant trois jours. La veille, Matteo Jorgenson (Movistar) a aperçu le bout du tunnel sur les pentes sévères du Puy de Dôme, avant que Michael Woods n’éteigne la lumière et ne lui ravisse la victoire à 500 mètres de la ligne. L’Américain de 24 ans, qui vit à Nice, dilapide la déception en ce jour de repos, tranquille jusqu’au moment de passer à table, celle du massage. Il salue en anglais, blague en espagnol, discute en français, et surtout évoque l’arrachement à la sortie de l’adolescence pour devenir professionnel en Europe et comment il a ingéré des fragments de bouses de vache sur un Paris-Roubaix.
Dimanche, au sommet du puy de Dôme, tu as dit que c’était «un pur silence pendant toute la montée, contre mon propre corps et mon propre esprit». Qu’est-ce qu’ils te racontaient ?
En fait, c’est normal pour un cycliste de pédaler en silence, tu t’entraînes tous les jours seul ou presque. Mais en course, c’est différent. Pendant dix kilomètres dans la montée, il y avait beaucoup de monde, une ambiance folle et, quand on est passé sur la partie la plus raide de l’ascension, ça a changé brusquement : il n’y avait plus personne [classé au patrimoine mondial de l’Unesco, cette partie du puy de Dôme était interdite au public, ndlr]. Comme si le contraste sonore marquait la brutalité de l’effort. A partir de là, j’ai commencé à souffrir. Je suis passé d’un effort physique à un effort mental. Mais, au final, je crois que le résultat n’aurait pas changé avec du monde au bord de la route. J’étais vide, plus de force, plus d’énergie. Là, tu ne peux plus rien faire.
Il y a quelques mois, en interview, tu disais que tu ne pensais même pas mériter d’être professionnel…
J’ai commencé le cyclisme à 7 ou 8 ans. J’ai eu de la chance, dans ma ville, Boise, dans l’Idaho, il y avait un club de vélo. C’est très rare aux Etats-Unis. Des amis en faisaient aussi, on a beaucoup voyagé avec les courses, en Californie ou sur la côte Est, pour les championnats nationaux. Mais je n’avais rien de spécial. Un bon cycliste, oui, j’ai gagné quelques courses en catégorie de jeunes, mais je n’étais jamais parmi les meilleurs. Je n’ai jamais cru que je pouvais passer pro, c’était un rêve lointain. C’est difficile de rêver quand tu es Américain. J’ai commencé à y croire que c’était possible à, je ne sais pas, 18 ans.
Ton passage en Europe, à même pas 20 ans dans l’équipe AG2R, a été dur ?
Pfff, ouais, super dur. Mon année à Chambéry a sûrement été la plus rude de ma vie. C’était la première ou la deuxième sans mes parents, tout seul. Je ne savais pas du tout parler français, j’étais avec onze mecs, on habitait tous ensemble et personne ne parlait anglais. C’était une opportunité d’apprendre une langue, une culture, quelque chose de la vie. Je suis heureux de l’avoir fait. Ça m’a changé.
Tu doutes toujours ?
Le cyclisme, c’est de la confiance. En course, ta confiance change ta tactique. Il y a l’équipe aussi. Movistar a cru en moi, beaucoup plus que moi-même. J’ai eu beaucoup d’opportunités, leader à Paris-Nice, j’ai fait Milan-San Remo avec la liberté de courir seulement pour moi… C’est vrai, la nuit, tu te demandes si t’es prêt.
Tu peux raconter ce qu’il t’est arrivé sur Paris-Roubaix, en 2021 ?
Oui. Un Roubaix spécial. Avec la pluie sur les pavés, ces petites routes entre les champs, la terre était partout. Tu pédales la bouche ouverte, alors tu manges tout ce qui arrive [notamment les projections des roues arrières des autres coureurs, ndlr]. J’ai pas eu de chance, j’ai ingéré un peu de merde d’animal. Mon corps a tout de suite voulu rejeter la bactérie. J’ai dû m’arrêter plusieurs fois pendant la course. J’ai passé une semaine horrible ensuite. Je n’ai jamais été aussi malade dans ma vie. Il y avait une médecin qui habitait dans ma résidence, je suis descendu une nuit, à 1 heure du matin ou plus, j’ai tapé à la porte. Elle m’a donné des antibiotiques.
Ils n’en ont pas parlé dans les médias mais d’autres coureurs m’ont contacté par la suite, pour me dire qu’il leur est arrivé la même chose. Il y en avait deux sur ce Roubaix, mais d’autres m’ont dit qu’ils ont connu la même chose dans d’autres courses.
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Cet épisode a changé l’image que tu te faisais d’une course, de ton corps, de ce que tu pouvais subir ?
Ce genre d’expérience change un peu ta vision du vélo. Vision, ou plutôt illusion. Jeune, tu regardes les courses et tu te dis à quel point c’est beau. Mais quand tu es coureur, tu vois l’envers du décor. Et tu tentes de conserver ton illusion.