Ça s’est passé mercredi, dans un repli des Dolomites, lors de la dernière montée du Passo Brocon. Il restait deux kilomètres avant l’arrivée de la 17e étape du Giro. Sur une route de col étroite, le long d’un muret de pierre, Tadej Pogacar a accéléré. Pas vraiment une attaque tranchante, plutôt quelques coups de manivelles en danseuse, comme pour relancer une allure jugée trop molle. Personne n’a essayé de suivre le maillot rose. Ni l’affûté Daniel Felipe Martínez, ni le vétéran Geraint Thomas, ni le meilleur jeune Antonio Tiberi, respectivement deuxième, troisième et cinquième du classement général. Alors Pogacar s’est détaché du groupe des favoris, comme il l’avait déjà fait à chaque fois que la route s’est élevée.
Sur le coup, on n’a pas bien compris ce mouvement. Martinez, Thomas et Tiberi peut-être pas non plus. Il ne s’agissait pas d’essayer de gagner l’étape, puisque l’Allemand Georg Steinhauser avait une avance suffisante pour ne pas être rattrapé. Creuser encore son avance au général ? Mais le leader de l’équipe UAE Team Emirates affichait déjà plus de sept minutes d’avance sur son premier poursuivant, une béance que personne n’imaginait voir comblée. Alors quoi ? Des fourmis dans les jambes ? Ou l’impossibilité ontologique d’évoluer à la même altitude que les autres. A l’issue d’une dernière étape en forme de défilé protocolaire, ce dimanche 26 mai à Rome, Tadej Pogacar a remporté le premier Tour d’Italie sur lequel il s’est aligné. Sans jamais trembler et en concassant la course de bout en bout.
Facéties vestimentaires
L’affaire a été pliée dès le deuxième jour. Au sanctuaire d’Oropa, lieu de culte perché dans le Piémont dédié à la Vierge Noire et théâtre en d’autres temps d’une ascension miraculeuse, teintée de magie occulte, de Marco Pantani, Tadej Pogacar s’emparait d’une liquette rose qu’il ne lâcherait plus. Il la porta donc à 19 reprises, ce dimanche inclus, de quoi laisser au Slovène l’occasion d’essayer tous les accords possibles : avec un cuissard rose, avec un cuissard noir (le meilleur effet à notre goût) ou avec un cuissard mauve. Des facéties vestimentaires comme pour tromper l’ennui d’une course cadenassée, à double tour dès le premier contre-la-montre (deux minutes et demie d’avance après une semaine de course), à triple tour après le second exercice chronométré (trois minutes et demie au soir de la quatorzième étape). Les commentateurs télé avaient beau essayer de nous vendre une passionnante lutte pour les deux autres marches du podium, on a vite bâillé. Addition finale : près de dix minutes sur le deuxième, Martinez.
Appétit tout merckxien
A défaut de vibrer pour le classement général, il reste toujours le gain des étapes, cet enjeu chaque jour remis au pot, promis à des jouteurs aux caractéristiques variées au gré des ondulations du parcours. C’est le moment de souligner la belle moisson française, avec les succès de Benjamin Thomas, Valentin Paret-Peintre et d’un Julian Alaphilippe aux couleurs retrouvées à quelques semaines des Jeux olympiques. Mais sur ce tableau-là aussi, l’éléphant dans la pièce était slovène. En ogre de grands chemins, Tadej Pogacar a raflé six étapes, célébrées par autant de gommettes collées sur sa plaque de cadre. Avec un appétit tout merckxien, le maillot rose a tout bouffé ou presque, ne laissant à ses adversaires que des miettes. Ou des reliques sacrées, comme lorsque après l’avoir croqué à un kilomètre de la ligne sur la seizième étape, il remit à l’espoir italien Giulio Pellizzari, après l’arrivée, ses lunettes et son maillot rose, en bon roi du peloton.
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Pareille hégémonie ne va pas sans contreparties : faire pâlir l’étoile d’un coureur à la coolitude rayonnante mais qui ennuie à tout gagner (Merckx, encore – la coolitude en plus) et réveiller les inévitables suspicions qui entourent toute performance cycliste hors-norme. D’autant que Tadej Pogacar n’a jamais semblé devoir forcer son talent tout au long de sa campagne d’Italie. Reste que les courses se disputent à plusieurs et si le Slovène a tout aimanté, c’est aussi par manque de résistance à lui opposer. Il était le grand favori au départ, par ses qualités personnelles autant que par contraste avec le reste de la concurrence. «Je pense que ce qui manque ici, c’est qu’il n’y a pas Evenepoel, Roglic ou Jonas Vingegaard pour concourir, a balancé Richard Plugge, le manager de la Visma Lease a Bike cette semaine. C’est malheureusement le cas. Il faudra voir sur le Tour de France quel est le vrai niveau.» En attendant juillet, les trois coureurs cités pansent leurs plaies d’une vilaine chute, le mois dernier, au Tour du Pays basque. Tadej Pogacar, lui, s’amuse.