Doit-on vraiment redescendre ? Ne peut-on pas rester tout en haut, à s’ébahir devant l’étendue, sur ce mont qui domine la vallée et le parc naturel régional des Ballons des Vosges ? Ne peut-on pas s’allonger un peu dans l’herbe, à rêver de balades entre les feuillus, de jeux dans les bois, de cabanes construites en haut des sapins pour se cacher la nuit des loups et le jour des chasseurs ?
Pourquoi reprendre la route ? Après sa démonstration en sprint montant à Longwy jeudi, l’hirondelle Pogacar a récidivé vendredi, surclassant encore ses adversaires à la planche des Belles Filles, là où il s’était déjà imposé en 2020. Il a désormais 35 secondes d’avance sur son premier poursuivant au classement général, le Danois Jonas Vingegaard, et, à part un test covid positif, il paraît invincible. Si le Tour est joué, restons là, passons un moment à discuter avec la maîtresse des lieux, la statue en bois de Jacques Pissenem, sculpteur à la tronçonneuse.
Et puis, en toute honnêteté, l’effort pour arriver tout en haut mérite de ne pas redescendre tout de suite. Pour couvrir cette étape, le suiveur journaliste a deux choix : aller dans une salle de presse à 25 kilomètres de l’arrivée et avoir la télé et internet pour écrire tranquillement son papier. Ou prendre un bus, choisir de terminer à pied au milieu de la foule, ne pas voir grand-chose, seulement l’imaginer et prier pour que le dieu de la 4G réponde à nos attentes du haut d’un érable sycomore.
La seconde solution est la seule qui permet de saisir modestement, l’espace d’un instant, la beauté du lieu et celle de la foule. Elle se masse dès le village de Plancher-les-Mines, les parasols dressés, les chaises de camping installées, la tête sous le bob Cochonou pour la sieste, les affiches à la gloire de Thibaut Pinot, le local de l’étape, accrochées aux rochers comme si c’était un mur d’une chambre d’ado, les maillots jaunes ou à pois sur les épaules, des retraités tout maigres qui sont montés à vélo, et des enfants, à pied, qui jouent à cache-cache et se tachent les doigts avec les craies.
Enfants perdus
Les plus courageux, souvent plus jeunes, aux odeurs de sueur et de pastis aussi prononcées que le sourire sur leurs visages, sont montés jusque tout en haut, à la Super planche des Belles Filles. La portion supérieure a été aménagée pour la première fois en 2019. Elle alterne chemin blanc, un peu comme une entrée de plage, et bitume. Les pourcentages, jusqu’à 24 %, sont indécents. Même à pied, on a envie de tituber, tant, soudain, le chemin est à pic. Rien que d’imaginer le faire à vélo donne envie de s’asseoir et de pleurer. Et encore, aujourd’hui, le temps était presque parfait, sans pluie, sans boue, avec un petit vent se faufilant entre les arbres pour rafraîchir les corps épuisés par les kilomètres.
Sur des étapes comme celle-ci, avec une seule vraie difficulté finale, tout est une histoire d’attente. A l’arrivée, on entend au loin le speaker faisant de la retape pour les sponsors du Tour, passant l’hymne officiel qui fait penser à une musique du Seigneur des Anneaux et qui tranche bizarrement avec l’ambiance festive et colorée. On apprend qu’une échappée a pris quelques minutes d’avance, pas assez pour espérer la victoire, avec un ancien roi de la Planche, Dylan Teuns (Bahrain, l’équipe préférée de la justice française). Pendant ce temps, «la petite Julie a perdu ses parents et les attend sur la ligne d’arrivée» et «le petit Louis cherche son papy et son papy le cherche aussi». «En général, on retrouve tout le monde», nous dit la voix sortant du micro, «on a jamais rangé le matériel avec un enfant qui restait dans la nature».
Les hélicoptères de la gendarmerie et de la télé qui passent au-dessus de nous sont un premier signe. Les coureurs approchent. «Ils arrivent à la planche, ils arrivent à la planche», crie un enfant. La foule est à bloc, les cloches de vaches résonnent autant que les applaudissements sur les barrières. La montagne vibre d’un bruit sourd et, si le Tour venait ici pour la première fois et pas la sixième en dix ans, on s’inquiéterait de réveiller un dragon qui pourrait y dormir en son sein.
«Les derniers mètres, autant y aller à pied»
Dans l’échappée, Lennard Kämna, Allemand dansant de la Bora, déjà performant au Giro, fausse compagnie au petit groupe. A 5 kilomètres de l’arrivée, il a un peu plus d’une minute sur un peloton, mené par une équipe UAE méfiante, pas très rapide.
Un «Noooon» de déception traverse les supporteurs comme une décharge électrique. On comprend que Thibaut Pinot est lâché, lui qui rêverait de la gagner, lui qui craint de l’emprunter sur le Tour de France pour la dernière fois. Comme souvent en montagne, l’élimination se fait par l’arrière, avec des coureurs qui craquent au fur et à mesure, dont le russe Aleksandr Vlasov.
Lennard Kämna, entame le dernier kilomètre et dans une étape normale de montagne il aurait course gagnée. Mais les derniers mètres sont terribles. Le virage final est un songe menant vers l’enfer. Les coureurs avancent presque au ralenti et la foule, qui ne voit pas tout, est presque silencieuse, jusqu’à ce que des corps en mouvement surgissent et que l’on comprenne que Tadej Pogacar est dans la roue de Jonas Vingegaard. Le Slovène lui grille la politesse sur le fil. Les cadors passent la ligne les uns après les autres, dont Louis Meintjes, qui pose pied à terre (fâché de tant d’efforts ?). «Non, je ne donnerai pas un coup de pédale de plus», semble-t-il dire. Matis Louvel, le Normand d’Arkéa, confiera : «Les derniers mètres, autant y aller à pied, on va plus vite. En tout cas pour les derniers…»
Pour les supporters amassés, l’arrivée ne signe pas la fin mais le début. Il y a tant de coursiers fatigués à arriver encore que les applaudissements redoublent, surtout quand ce sont des Français. A défaut de Pinot dans les premiers rôles, David Gaudu, 6e au sommet, est particulièrement célébré. Il tire la langue. Il s’est jeté contre les barrières. S’est presque endormi, comme le dormeur du val, sur les sacoches de son équipe Groupama. Romain Bardet, arrivé 8e, s’assoit sur une chaise de camping, la gueule ouverte. Vingegaard est tombé de son vélo, deux mètres après l’arrivée. Pogacar, lui, a eu la force de lever les bras. Ainsi va la planche des Belles Filles, qui passe d’un héros à l’autre et toujours est conquise par le plus fort.