«Que de poussière ! Que de poussière !» Face à ces chemins blancs dans les vignes de Troyes, on ne sent pas plus inspiré que le président MacMahon qui, dit la légende, s’exclama, «que d’eau, que d’eau», devant une crue de la Garonne. L’évidence nous étreint : de Troyes à Troyes, en passant par les routes viticoles qui parsèment la Champagne, le Tour de France a eu visuellement une sacrée belle idée d’imiter les Strade Bianche ou le Tro Bo Leon. Pour les spectateurs, devant la succession de rebondissements lors des onze chemins blancs, le plaisir a été absolu, mais aussi coupable : il était évident que pour les coureurs, la souffrance avait coché cette étape et s’amusait de toute cette poussière qui entrait dans les yeux, les poumons, s’étalait sur les corps, transformant les hommes en armée de terre cuite de l’empereur Qin.
A ce petit jeu de l’aspirateur le plus puissant, la surprise est belle : la victoire est venue d’un Français, que l’on n’attendait pas, Anthony Turgis. Le coureur français, qui a vu son petit frère obligé d’arrêter le vélo à cause de problème cardiaque, s’est imposé au sprint après une échappée au long cours d’une quinzaine de coureurs. A la fin, il n’était plus que huit, et face à des cadors comme Tom Pidcock ou Jasper Stuyven, le coureur de la TotalEnergies n’a pas tremblé. Souvent placé (deuxième de Milan SanRemo en 2022) rarement vainqueur, à 30 ans, il n’avait pas gagné depuis 2019 et un modeste Paris-Chauny. Sur l’arrivée, le visage rougi par l’émotion, il a dit : «Je savais que j’étais dans un groupe où ça montait très vite. J’ai failli craquer. C’était vraiment au courage jusqu’au bout.» C’est déjà la troisième victoire d’un Français sur le Tour 2024, après Kévin Vauquelin et Romain Bardet. Ayant renoncé à toutes velléités au général, ils trouvent d’autres moyens d’exister.
Il y a eu la bataille à l’avant, et aussi les escarmouches entre leaders, jamais trop loin. Dans un peloton rapidement réduit après des premières côtes caillouteuses et étroites, Remco Evenepoel tout d’abord, puis Tadej Pogacar ont tenté de fausser compagnie aux autres favoris. Jonas Vingegaard est systématiquement revenu dans les roues, annihilant ainsi les tentatives d’échappées belles. « S’il veut courir comme ça, ça me va, a réagi dépité Tadej Pogacar. Il a peur de moi. » Remco Evenepoel a ajouté: « C’est dommage que Jonas n’ait pas roulé avec nous. On aurait pu prendre trois-quatre minutes. Mais bon, c’est la tactique. » Au général, pas de changement majeur donc, avec ces trois qui paraissent sur un nuage. Demain, la journée de repos est plus qu’attendue.
Pour prendre un peu de recul, lundi, les amateurs de lecture dans le peloton ouvriront les Forçats de la route, d’Albert Londres, récit mythique du Tour de France 1924. Ils se rendront compte qu’ils ont vécu dimanche une étape des temps anciens, quand les mauvaises routes étaient un des éléments centraux de l épreuve et qu’arriver chaque soir, au bout, était une performance. Ce mot, «poussière», est un des préférés de l’écrivain, et des participants, qui s’en délectaient, comme dans ce passage :
«– Il est une heure, cria-t-il : il est temps de manger notre poussière.
– Combien de kilomètres en aurons-nous aujourd’hui ?
– Quatre cent douze !
– Hourra ! cria la bande, en se levant, ivre de joie.»
Hourra criera aussi ce soir Anthony Turgis qui aurait raison de retourner sur ces chemins, et de remplir un peu d’argile blanche, dans un petit pot, en souvenir.