Dans les années 70, Libé regarde le sport par le petit bout de la lorgnette, entre condescendance et incompréhension. Ces jeux de pousse-ballon ne seraient que plaisirs ridicules de chauvins avinés et de beaufs franchouillards. Ces divertissements en short sentiraient mauvais les opiacés endormant un peuple abruti que le pouvoir gaverait de pain et de jeux pour le détourner des ardentes révolutions. Ajoutons que les résultats bleus-blancs-rouges sont loin d’être mirifiques et n’incitent pas à sociologiser les rares victoires.
La donne change dans les années 80. La reconquête du corps s’affirme. Et Libé va y prendre sa part. De manière flamboyante. L’idée est d’en finir avec le dualisme qui voudrait que soient célébrées la tête et l’intelligence et niés les jambes et autres bas morceaux. Imaginée par Jean Pierre Delacroix et Jean Hatzfeld, soutenue ardemment par Serge July, cette entreprise de réhabilitation va prendre des formes diverses qui, toutes, consisteront à muscler sa pensée, à courir après la complexité des pieds ailés ou à surfer la vague des mouvements de foules remuantes.
Faire écrire les sportifs. Le service des sports de Libé estime que les compétiteurs ont quelque chose à dire à l’époque. Il ne s’agit plus seulement de recueillir leurs propos au travers de classiques entretiens, mais de leur prêter la plume. Sollicités par Patrick Le Roux, les coursiers du Tour de France prennent le stylo pour raconter leur étape, au lieu de glisser leurs jambes épilées sous la fraîcheur des draps. Mieux, les marins du premier Vendée Globe impressionnent par leur puissance évocatrice, télexée depuis les océans, avant que les satellites ne transforment ces lentes griffures d’écume en post Instagram. Et il est possible que les chevaux que bouchonnait avec talent Homeric, l’ancien lad, aient eux aussi tapé du sabot sur les claviers. En parallèle, Libé autorise toutes les licences stylistiques dans le récit des événements sportifs, afin de sortir du compte-rendu minuté pour détailler les psychologies et enluminer les attitudes. On verra ainsi Serge Daney se pencher sur le tennis. Ou Marguerite Duras interroger un Michel Platini ravi de discuter avec une personnalité aussi «ignare des choses du foot» qui verra en lui un «ange bleu».
Rentrer dans la mêlée physique. Il ne suffit plus de regarder tranquillement le spectacle depuis les tribunes de presse mais d’éprouver les sensations du pratiquant ou de se mettre à la place du champion. Les journalistes de Libé partagent les entraînements des équipes de foot, montent sur un ring, cravachent une pouliche depuis le sulky, pilotent des voitures de course, embarquent sur des trimarans, vont déposer des cordes au pied de l’aiguille des Drus avec l’alpiniste Catherine Destivelle. Ou plus basiquement, un jour de grève, rallient la porte de Clignancourt et la porte d’Orléans pour prouver qu’en trottinant on y parvient mieux qu’en métro ou en auto.
Montrer la complexité de la performance. L’idée à battre en brèche est que l’exploit consisterait juste à courir vite, taper fort, sauter haut. Il faut démontrer que le sportif ne se contente pas d’actionner sa mécanique naturelle et n’a rien d’un canard décapité. Libé disséque la difficulté de gagner et explique combien il y entre de technicité, de préparation mentale, de suivi médical, d’économie et évidemment de politique. Le samedi, Libé publie des entretiens ultrapointus avec des spécialistes d’une discipline. Avant que ne prolifèrent les loupes télévisées et les datas numériques, ces praticiens coupent les cheveux en quatre avec, parfois, une jubilation de Géo Trouvetout sophistiqués.
Quand le sport devient phénomène de société. Les années 80-90 voient le jogging exploser et la gym en salle se mettre au justaucorps. Les sneakers et les survêtements commencer à tailler des croupières aux costumes conventionnels. Au-delà des succès français d’Hinault, Noah, Rives, Prost, Peyron ou Platini, le service des Sports se délecte de cette emprise inusitée sur une époque qui chérit la performance. Il détaille les noces du sport et de l’entreprise. Les entraîneurs en manque de banc, les champions en fin de cycle ou les skippers débarqués viennent faire de l’incentive. Michel Hidalgo, Daniel Herrero ou Isabelle Autissier motivent les cadres par le décorticage de leurs exploits passés ou leurs recettes de management.
La reconnaissance, et après ? Dans les années 2000, le sportif n’a plus rien du proscrit risible d’antan. Le voilà devenu rôle-model plantureux, star inconvenante, friqué fascinant. L’innocence jubilatoire de l’époque réhabilitatrice est passée de mode. La découverte du dopage cyclique et cynique de Lance Armstrong est le retour de manivelle le plus symbolique. Dans ses comptes rendus de l’étape du Tour, Jean Louis Le Touzet l’affronte en mettant de l’ironie dans sa poésie. La normalisation est en voie d’achèvement. Et le champion ne sera bientôt plus qu’un puissant comme un autre, à tenir à distance critique. En 2022, dans les pages sports, un délicat « en même temps » est de saison où coexistent méfiance et admiration.