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En avant joutes

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De l’Egypte antique aux rives du Rhône, retour sur un spectacle devenu sport, malgré des disparités régionales.
Joute nautique, «méthode lyonnaise» sur le bassin de la Villette, à Paris, en 1985. (Michel Sfez/GAMMA RAPHO)
publié le 20 mars 2021 à 10h42

En collaboration avec RetroNews, le site de presse de la BNF, des histoires de sports telles que les a racontées la presse. Ce samedi, comment un spectacle remontant à l’Egypte antique est devenu un sport en France, malgré les disparités régionales dans sa pratique.

On évitera ici le débat : les joutes sont-elles un sport ? Au moins constituent-elles un spectacle, certes circonscrit à certaines régions ou certaines villes françaises. Le prérequis : un plan d’eau. Expliquons tout d’abord le principe de base des joutes (il existe de nombreuses variantes locales) : deux grosses barques, en général propulsées à la force de quelques rameurs, naviguent sur des proches parallèles et sont donc amenées à se croiser. A l’arrière de chacune d’elles, juché sur une plateforme : le jouteur. Protégé par un bouclier et armé d’une sorte de lance, enfin d’une perche, il doit faire choir dans l’eau le jouteur d’en face. En quelque sorte une version nautique des duels d’antan entre chevaliers sur leurs chevaux caparaçonnés.

L’histoire nous renseigne qu’on joutait dès l’Antiquité, en Egypte – une version beaucoup plus sauvage que ce que l’on connaît actuellement – ou en Grèce. L’empire romain a essaimé la pratique dans quasiment tous les territoires qu’il contrôlait. C’est l’époque de spectacles grandioses que les Tibère, Caligula, Néron et compagnie offrent à leur bon peuple dans des naumachies, arènes dans lesquelles on a aménagé un immense bassin. Durant les siècles suivants, les joutes se cantonnent dans certaines communautés ayant les pieds dans l’eau, qu’elle soit de mer ou fluviale. Elles émergent au XIIe en tant que spectacle, notamment à Lyon – le 2 juin 1177, la ville accueille un tournoi pour la commémoration du millénaire des martyrs chrétiens –, puis au fil du temps dans le Languedoc, en Alsace, en Sologne et sur le pourtour méditerranéen. Les déplacements des puissants de l’époque ne s’imaginent pas sans un spectacle nautique réservant une place centrale aux joutes : à Lyon sur le Rhône pour la visite de la reine Anne de Bretagne en 1507 ; à Saint-Rambon sur la Loire pour la venue de François Ier en 1536 ; sur la Saône en 1548 en l’honneur d’Henri II et Catherine de Médicis. En 1666, un tournoi de joutes est organisé pour la naissance du port de Sète, qui en reste un très haut lieu aujourd’hui.

Le Mercure de France du 1er août 1736 rend compte d’un spectacle à l’occasion de la visite de la reine (épouse de Louis XV) à la duchesse d’Orléans. Nous respectons l’orthographe et la typologie de l’époque : «Cinquante huit Batteliers des plus lestes, légèrement vêtus en blanc, avec des bonnets peints de diverses couleurs, commencèrent une Joûte sur l’Eau, au bruit des Trompettes, Timballes et Tambours, dans laquelle ils firent tous leurs efforts pour rendre cet exercice agréable aux yeux, par leur force, leur adresse, leurs culbutes dans l’eau.» Et le journal de préciser que la manifestation a été victime de son succès : «Il y avoit une telle quantité de Batteaux qu’on ne put pas joüïr long-temps d’un si agréable spectacle.»

Les joutes ne sont pas considérées comme un spectacle royal puisqu’elles survivent à la Révolution. Sous des atours patriotiques comme le rapporte le Courrier des spectacles du 16 septembre 1798 : «Dans une joute sur l’eau, au bas du Champ-de-Mars, les marins, vêtus en blanc, développeront leur adresse. Elle commencera à 8 heures. Les bateaux seront ornés de drapeaux tricolores. Les quatre plus anciens marins seront les juges de la joute.»


En 1825, les festivités entourant le sacre de Charles X se prolongent par une journée de joutes sur la Seine que relate la Quotidienne du 9 juin : «Aujourd’hui, à deux heures et demie, les joutes sur l’eau ont commencé. Une tente élégamment ornée avait été dressée sur le quai d’Orsay, par les soins de M. l’Inspecteur-général de la navigation. Une foule immense couvrait le pont Royal, le pont Louis XVI, les deux quais et la terrasse du bord de l’eau. A un signal donné, les bateaux que montaient les jouteurs ont quitté la rive, et se divisant en deux escadrilles, l’une aux couleurs bleues et l’autre aux couleurs rouges, ils ont marché les uns contre les autres. Lorsqu’un des champions avait été renversé dans l’eau, une musique militaire célébrait le succès du vainqueur.»

«A partir de 1850, chaque région a adapté petit à petit ses bateaux et sa manière de jouter», raconte le site de la Fédération française de joutes et sauvetage nautique. Et chaque région pratique une variante propre, en fonction des plans d’eau, des types de bateau etc. «On comprend mieux les différences régionales des méthodes qui se sont adaptées à l’environnement, avec des vocabulaires très particuliers. En effet, les déplacements interrégionaux étaient plutôt rares et les joutes représentaient pour toutes les populations riveraines de la mer ou des fleuves des festivités pour honorer Dieu et la Vierge, ou les Saints Patrons, la Patrie, ou la fierté des villes ou villages, ou le commerce, quand les bateaux chargés de marchandises accostaient dans les villes», poursuit le site de la FFJSN.

Au XIXe siècle, des clubs de joutes se créent. Enfin plutôt des sociétés de marins sauveteurs qui agrémentent leurs réunions de tournois. La plus ancienne naît à Arras en 1812. Lyon devient une des places fortes de la discipline. L’Echo de la Loire appelait cette structuration de ses vœux dès août 1835 : «On ose espérer que chaque année l’occasion des fêtes de juillet verra renouveler cette joute sur l’eau ; qu’elle sera comme une fête patronale de notre port, et qu’avec l’affluence et le plaisir, on verra se traiter des affaires commerciales, succès de prospérités qui vivifient ordinairement les canaux divers de la société.»

En août 1901, Paris accueille une grande manifestation de Joutes nautiques Lyonnaises. Pour Gil Blas du 21 août, il ne fait nul doute que l’on parle bien là de sport : «Ceux qui sont toujours en quête de sports inconnus, ou mieux de sports qu’ils ne connaissent pas, ne manqueront pas de se rendre, jeudi prochain, sur les berges de la Seine, entre le pont Mirabeau et le viaduc d’Auteuil, pour assister aux joutes lyonnaises, qui seront données par les employés de la Compagnie générale des Bateaux-Parisiens.» Le journal précise que le préfet de police Lépine comptera parmi les spectateurs : «Il est un admirateur passionné de joutes et ne les manquerait pour rien au monde.»

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La Fédération nationale des sociétés de natation et de sauvetage naît en 1905. Vite concurrencée par la Fédération des sociétés de sauvetage natation joute et sport nautique du Sud-Est créée en 1908. Le sport a beau être confidentiel, chacune organise ses propres compétitions au niveau régional, comme à Lyon en août 1943. Le Journal du 2 août présente le Rhône «comme le plus beau stade nautique, le plus beau bassin garni de tribunes naturelles qu’on puisse trouver». «C’est là que les jouteurs lyonnais, hier, sous un soleil de plomb, s’affrontaient, la lance en arrêt, comme les chevaliers d’autrefois, devant des milliers et des milliers de spectateurs agglutinés en grappes, à la bonne franquette, tous fins connaisseurs en matière de jeux nautiques.» Le quotidien se livre à une éclairante comparaison pour souligner la différence d’appréhension des joutes entre Lyon et la Provence où il est question de la boule lyonnaise et de la pétanque : «Les joutes, les boules, deux sports où Lyonnais et Provençaux se rejoignent. Avec plus de fantaisie et de laisser-aller en Provence où les bateaux des jouteurs, avec leur plateforme surélevée, avec les fifres et les tambourins, évoluent dans une atmosphère bruyante ; où les boules, devenues la pétanque, se refusent à se laisser enfermer dans des limites précises. Avec plus de sérieux, avec je ne sais quoi d’un peu plus raisonnable, d’un peu plus compassé à Lyon, ville de travailleurs assidus et de bourgeois graves.»

Pour un collègue, ancien jouteur, il n’est de véritables joutes que lyonnaises : «C’est la seule variante qui est un véritable sport, les autres méthodes (parisienne, languedocienne, alsacienne, provençales…) sont des folklores.» Il en veut notamment pour preuve qu’elles se pratiquent avec des bateaux à moteur et que, depuis plus de vingt ans, ont recourt à… l’arbitrage vidéo.

Il faut attendre 1953 pour voir le premier championnat de France unifié. Même si le gouvernement reconnaît que la discipline est un sport en 1960, les querelles intestines au petit monde des joutes et sauvetage ne se calment pas. S’estimant méprisés, les joutistes jouent les schismatiques pour créer la Fédération française de joutes et de sauvetage nautique (FFJSN) en 1964. Elle conquiert son graal en 1971 avec l’attribution d’un numéro d’agrément par le ministère des Sports : un véritable acte de naissance sportivo-administratif. Son siège est à Lyon. On ne relancera pas la polémique en affirmant que cela confère à la ville le statut de capitale française des joutes.