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Réchauffement climatique

Environnement : le ski alpin loin d’être tout blanc

Une saison à la montagnedossier
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Transport de neige en camion, surexploitation des glaciers en souffrance… Alors que Val-d’Isère accueille ce week-end deux épreuves de Coupe du monde, champions et ONG déplorent des pratiques déconnectées de la réalité climatique.
Lors du slalom géant hommes organisé par la Fédération internationale de ski, en décembre 2021 à Val-d’Isère. (Jeff Pachoud /AFP)
par François Carrel, correspondant à Grenoble
publié le 10 décembre 2022 à 8h35

Ce week-end, la caravane de la Coupe du monde de ski alpin pose ses valises en France. A l’occasion du traditionnel Criterium de la première neige de Val-d’Isère, en Savoie, se tiennent deux épreuves de géant et de slalom sur la Face de Bellevarde. Alors que la neige tombe enfin sur les Alpes ces derniers jours, et que les stations ouvrent peu à peu leurs domaines, le milieu du ski de haut niveau espère retrouver un peu de sérénité et une certaine normalité. Le début de saison a été marqué par une série d’annulation d’épreuves, faute d’enneigement, et ce même à très haute altitude où l’état des glaciers est déplorable après une année de chaleurs jamais vues. Le réchauffement climatique a pris de court la Fédération internationale de ski et de snowboard (FIS) et les organisateurs d’évènements précoces, en octobre et en novembre, dont les étapes de Zermatt et Lech en Suisse, ou celle des Deux Alpes en France. Parmi les athlètes, une remise en cause de la FIS se fait jour, par la voix de quelques champions seniors, en fin de carrière ou retraités.

Le Français Johan Clarey, vice-champion olympique de descente, a été le plus offensif, en particulier au sujet de la course de Zermatt, une nouvelle étape de la Coupe du monde imaginée par la FIS pour pimenter le début de saison, et qui a dû être annulée. Le skieur savoyard avait mi-octobre qualifié la course de «non-sens» : «On voit que les conditions sur les glaciers sont de pire en pire chaque année, cette étape demande des moyens énormes en hélicoptère (pour monter le matériel), des moyens humains pour boucher les crevasses, rendre une piste potable… Ça ne va pas dans le sens dans lequel devrait aller la FIS.» Il a renouvelé ses interrogations en novembre, auprès de la revue Ski Chrono : «Le ski de compétition doit se remuer les fesses. Il ne faut pas attendre d’être au pied du mur pour changer, on a besoin d’une énorme mutation.» Clarey avait été soutenu mezzo voce par le champion du monde Alexis Pinturault, qui s’interroge lui aussi sur la stratégie de la Fédération internationale. Cette dernière, en annulant l’épreuve de Zermatt fin octobre, avait esquissé un mea culpa : «Il nous faut trouver une meilleure solution pour le calendrier, avait concédé Markus Waldner, directeur des courses homme de la FIS. Nous devons respecter Dame nature. Le climat change, nous avons des étés caniculaires, ce sont des signaux que nous devons observer et respecter.» La FIS, qui s’était engagée en 2020 à compenser intégralement dès 2022 les émissions carbone liées à ses évènements via le soutien financier à un programme de reforestation, affiche l’ambition d’atteindre un impact environnemental totalement neutre d’ici à 2030.

«Prendre la mesure des dégâts»

La star américaine Mikaela Shiffrin multiplie de son côté les prises de parole pour inciter le milieu à se remettre en cause, en particulier sur l’impact carbone de ses déplacements incessants en avion autour du monde, pour les entraînements comme pour les courses, qu’elle a de plus en plus de mal à assumer. «Nous dépendons de la nature et nous ne sommes pas capables de réduire notre propre impact sur elle. C’est une énorme contradiction…» déclarait-elle déjà fin 2019 à l’AFP.

L’ancien triple champion olympique Franck Piccard, figure du milieu devenu entrepreneur actif de la station savoyarde des Saisies où il plaide pour une transition radicale du modèle touristique alpin, salue ces prises de paroles «très courageuses» d’athlètes encore présents dans le circuit. Auprès de Libération, il regrette que la FIS n’ait «pas fait de grands progrès» sur sa réflexion sur l’impact carbone des compétitions et qu’elle gère son calendrier «au coup par coup, dans l’urgence». Il l’invite à «prendre la mesure des dégâts» causés par le réchauffement climatique et «se projeter vers l’avenir» en adaptant le calendrier : «On peut par exemple synchroniser les épreuves, pour que les athlètes ne multiplient pas les déplacements intercontinentaux, en réduire le nombre en début de saison, sélectionner les pistes différemment, en fonction de leur altitude et de leur saisonnalité…»

Le ski de haut niveau nécessite depuis longtemps déjà des pistes artificialisées, avec notamment un recours massif à la neige de culture pour garantir les standards de densité et de stabilité exigés par les fédérations, et à la pratique du «snowfarming» : des stocks de neige ancienne, le plus souvent issue des canons, sont utilisés en début de saison pour enneiger les pistes de compétition. Le regard de la société et du grand public sur ces pratiques est de plus en plus négatif. En témoigne l’écho puissant de la polémique sur la préparation de l’étape de la Coupe du monde de biathlon qui se déroulera de jeudi à dimanche au Grand-Bornand, en Haute-Savoie. La semaine dernière, alors que les pistes de compétition, à 940 m d’altitude, étaient exemptes d’enneigement naturel, un convoi de camions a ramené de la neige stockée plus haut.

«Un retour aux sources»

Portée par des associations citoyennes et écologistes (dont France Nature Environnement et l’ONG de protection de la montagne Montain Wilderness), la dénonciation de la situation s’est répandue comme une traînée de poudre. Star mondiale de l’ultra-trail et du ski de montagne, l’Espagnol Kilian Jornet, très engagé en matière d’écologie, a relayé les images sur les réseaux avec ce message : «Les sports de neige sont certainement ceux qui sont le plus affectés par le changement climatique. Ils devraient mener le monde sportif vers une transition et plus de durabilité, au lieu d’ignorer ce qui se passe. Ici, c’est l’exemple d’une compétition de biathlon, mais j’ai vu des choses similaires en ski alpin, nordique et même en ski de montagne… Les calendriers et les localisations des épreuves doivent être adaptés à la réalité actuelle.»

En France, aucun sportif de haut niveau n’accable Le Grand-Bornand, à l’image de Marie Dorin, multichampionne de biathlon qui a quitté le circuit il y a quatre ans et aujourd’hui active dans le champ de l’écologie montagnarde : «Cette étape est un très bel évènement, en cœur de station, et dont l’impact carbone majeur, en l’absence de création d’infrastructures nouvelles, tient au déplacement du public et des concurrents.» Elle reconnaît cependant que le snowfarming et la course à la neige de culture «ne sont plus du tout en adéquation avec les attentes et les préoccupations du grand public et les enjeux de sobriété énergétique actuels», et appelle à «adapter nos calendriers et faire évoluer notre discipline».

Si la championne incite elle aussi les fédérations internationales et les organisateurs d’événements à «intégrer les enjeux du changement climatique», elle souligne le rôle des athlètes et du public : «Chacun doit réfléchir à son propre impact carbone, faire des efforts, des petits pas.» Le skieur Franck Piccard l’affirme : «Notre sport doit se reconstruire, effectuer un retour aux sources.» Les fédérations, prisonnières d’enjeux économiques qui les dépassent, ne se lanceront pas dans une telle mutation sans une pression forte de la base : le défi reste donc entier.