Mardi soir, longtemps après le coup de sifflet final, les Argentins sont restés sur la pelouse du stade de Lusail. Les yeux rougis, de grands sourires barrant leurs visages, les hommes de Scaloni s’enlaçaient au milieu du terrain. Avant de reprendre en chœur avec leurs supporteurs Muchachos, hymne officieux de l’Albiceleste pendant la Coupe du monde, que les fans argentins chantent à tue-tête depuis trois semaines dès qu’ils en ont l’occasion, à tel point que l’air entraînant nous trotte dans la tête sans qu’on arrive à l’en faire sortir et qu’on se surprend à le siffloter sous la douche.
Il y est question de l’Argentine, «la terre de Diego et de Lionel», des «finales perdues pleurées pendant des années», et surtout de «l’espoir qui est revenu» d’en «gagner une troisième» et d’être «champion du monde». Lionel Messi et sa clique qualifiés pour la finale face à la France, jamais la musique n’aura sonné aussi juste.
« En Argentine je suis né, sur la terre de Diego et Lionel » ils sont fous ! 😆 le groupe vit bien pic.twitter.com/a5J9nZaiHH
— Nico 🧢 (@booskacolombien) December 1, 2022
Des tribunes, impossible pourtant de ne pas se rappeler que trois semaines plus tôt, sur cette même pelouse, Lionel Messi n’avait pas le moral à pousser la chansonnette. Pour son entrée dans un Mondial synonyme pour le septuple ballon d’or de dernière chance de soulever le seul trophée qui lui manque encore, l’Argentine s’était fait cueillir à froid par la très modeste Arabie Saoudite, 51e au classement Fifa. Il avait suffi de dix minutes au retour des vestiaires, d’inattention d’un côté, d’euphorie de l’autre, pour que les Ciel et Blanc concèdent leur première défaite depuis 37 matchs. On avait ensuite vu les joueurs argentins passer en zone mixte en file indienne, la tête basse et le regard dans le vide, comme si le bus qui les attendait devait les conduire tout droit à l’abattoir.
«Le soleil brillera demain, qu’on gagne ou pas»
D’un coup, la pression démesurée de tout un peuple qui vit et meurt pour le ballon rond s’était écrasée sur leurs épaules. Celle d’un pays où les commerces ferment et les enfants sèchent les cours quand l’Albiceleste joue. De toute une nation «passionnée et folle de foot», nous racontait une Argentine à la mi-temps d’un match, où «une victoire peut faire oublier tous les problèmes du quotidien», du chômage à l’inflation galopante, «quand une défaite fait l’effet d’une bombe et entraîne le pays dans la crise». «Les Coupes du monde, c’est tout pour moi. Je compte n’en rater aucune jusqu’à ma mort», témoignait un autre, habitué à lâcher tous les quatre ans l’intégralité ou presque de ses économies pour suivre la Selección.
«C’est difficile de faire comprendre aux gens que le soleil brillera demain, qu’on gagne ou pas, tempérait l’entraîneur argentin Lionel Scaloni, après avoir lâché quelques larmes de soulagement lors de la victoire des siens face au Mexique, le 26 novembre. Je crois qu’il faut avoir un peu plus de bon sens. Je ne crois pas qu’on doive jouer plus qu’un match de foot, sinon ça sera toujours difficile.» Ce même Scaloni jurait d’ailleurs avant le Mondial venir à Doha «sans pression» car son équipe avait «déjà gagné». En remportant la victoire en Copa America l’an dernier, la bande à Messi avait mis fin à près de trois décennies de disette de titre.
Récit
Pas toujours séduisante, pas vraiment impressionnante, l’Argentine s’est malgré tout remise dans le droit chemin depuis le faux pas d’entrée face à l’Arabie Saoudite (2-0 face au Mexique, 2-0 face à la Pologne). Depuis cinq matchs, l’Alibeceleste montre la solidarité qui lui a permis d’enchaîner la deuxième plus longue série du monde de rencontres sans défaite pour une sélection. La confiance est revenue et, avec elle, ses joueurs ont recommencé à chanter.
Messi, hargne et vice
La recette du succès de Scaloni est simple : aligner des joueurs certes plutôt talentueux mais avant tout capables de souffrir ensemble et de se mettre au service du collectif. Des types du genre bagarreurs, pas avares en coups bas et en provocations, prêts à défendre comme des chiens en attendant que leur numéro 10 prodige les sorte de situations parfois périlleuses. Une équipe qui se plaît à courir après le ballon, qui a du mal à mettre de l’intensité pendant quatre-vingt minutes mais qui peut à tout moment exploser en transition.
La méthode fonctionne en grande partie aussi parce que l’Albiceleste a retrouvé à Doha le Lionel Messi brillant qui, après une première saison difficile à Paris, éclabousse cette année la Ligue 1. Comme à son habitude, il traînaille au Qatar de manière nonchalante sur le terrain une bonne partie du match. Puis d’un coup, la balle arrive dans ses pieds et la magie opère. Ce n’est pas Gvardiol, le jeune et pourtant très bon défenseur croate qui dira le contraire, baladé sur 40 mètres mardi soir par le petit Argentin de quinze ans son aîné.
En six matchs, Messi en est à cinq buts (dont trois sur penalty) et trois passes décisives. Lui qui n’avait avant d’arriver au Qatar jamais marqué lors d’un match à élimination directe de Coupe du monde a surtout planté en huitièmes, puis en quart et en demie. Un perfect. En mission, comme possédé, il a aussi montré une hargne et un vice qu’on ne lui connaissait que peu, contribuant à faire grimper sa cote de popularité auprès de supporteurs qui apprécient les démonstrations viriles et un brin machistes.
Reste que l’histoire ne se souviendra des exploits de Lionel Messi au Qatar que si l’Argentine soulève la coupe, dimanche en fin d’après-midi, au milieu du stade de Lusail qu’elle connaît désormais si bien. L’occasion pour le capitaine de tirer un trait sur dix-sept ans à porter la tunique ciel et blanche ponctués surtout de désillusions, en ramenant enfin à son pays «la tercera», troisième étoile mondiale qu’il attend depuis maintenant trente-six ans. Et de rejoindre définitivement «Don Diego» dans le cœur du peuple argentin. Sauf si les Bleus en décident autrement.
Mise à jour le 15/12 à 12h45 : ajout de la qualification de l’Equipe de France.