Opposés à la sélection polonaise et son football de forge dimanche au stade Al-Thumama de Doha en huitième de finale de la Coupe du monde, les Tricolores sont au seuil de leur seconde vie qatarie : les matchs à élimination directe, «une autre compétition» pour le sélectionneur Didier Deschamps, le défenseur Axel Disasi, l’attaquant Antoine Griezmann et on en passe. Une autre planète, pour poétiser l’affaire. Vu du train bleu, ce n’est jamais un luxe. Circulait en effet en début de semaine, avant le match caviardé (0-1) mercredi contre la sélection tunisienne, un drôle de graphique.
Les expected goals (buts attendus par rapport aux occasions que se crée une équipe) en abscisse, les menaces créées – soit les possibilités d’occasions, on remonte d’un cran en amont de l’action de jeu par rapport aux buts attendus – en ordonnée, une caution solide puisque l’auteur de l’étude, Karun Singh, travaille au département datas de l’actuel leader de Premier League, le FC Arsenal. Le diagramme est à tomber de l’armoire : 31 équipes en paquet, plus (Allemagne, Espagne, Corée du Sud…) ou moins (Costa Rica, Maroc, Australie…) devant, et les Bleus complètement détachés. Tout en haut, tout à droite : exilés dans leur palais de glaces, quelque part au milieu des nuages, toisant l’humanité du ballon comme on regarde un monde englouti. Loin, pour tout dire, de l’impression visuelle (mais qu’est-ce qu’elle vaut ?) laissée mercredi ou à l’issue du match précédent arraché (2-1) à Ras Abou Aboud contre la sélection danoise.
Best attack after 'day 2':
— markstats 🍁 (@markrstats) November 28, 2022
1. France
2-32. Others pic.twitter.com/73GMYdw9Zr
Depuis deux semaines qu’a débuté cette compétition étrange, ressemblant furieusement à des Jeux olympiques, puisque tout ce qu’il s’y passe est à moins d’une heure de transports où que l’on soit, on a quelque chose d’approchant sous le nez : un entrelacs de niveaux de réalité que l’on peine à démêler. Le front de la «conscientisation» (quoi que cela veuille dire, pour nous comme pour eux) n’est pas une mince affaire ici. Pas une conférence de presse où l’un des joueurs appelés devant les micros (ils passent par deux, l’un après l’autre) n’ait été interrogé là-dessus, le fonds de dotation financier «à des ONG œuvrant pour la protection des droits humains» constituant ainsi un objet de fascination : si les joueurs ont finalement parlé d’une voix, il a fallu s’accorder entre les tenants d’une ligne apolitique pure et dure, par peur de se brûler ou par souci de cohérence avec la doxa fédérale, et ceux qui, comme le vice-capitaine Raphaël Varane, ont poussé le curseur vers des horizons plus larges.
Partant, on confesse avoir vécu un moment fondamental : la venue de Marcus Thuram, fils de, devant les micros juste avant la rencontre face aux Danois. On a vite lâché le stylo : «je ne me mets pas de pression», «les Allemands [qui ont mis leur main sur la bouche pour symboliser leur liberté d’expression bridée avant leur match face aux Japonais, ndlr] font ce qu’ils veulent», «on n’en a pas parlé», je ne sais rien… Bref, si le joueur s’en fiche, il se trouve assez rapidement devant un auditoire qui s’en fichera au carré, et même au cube. Cependant, un confrère ne s’y est pas résolu.
Faire sortir le joueur de sa coquille
Hautement politisé, sans doute parce qu’il a de qui tenir, l’attaquant du Borussia Mönchengladbach avait en son temps posé un genou à terre en hommage à George Floyd, un homme noir tué par la police de Minneapolis en mai 2020, ce qui n’était pas passé inaperçu – ni tout seul – sous la chape de plomb où prospère le foot professionnel. Encore fallait-il faire sortir le joueur de sa coquille. Et sans l’insulter – dis, tu te fous de nous ? – encore puisque le droit de ne rien dire est inaliénable. Le journaliste a ainsi sondé l’international tricolore sur le pourquoi de ses réponses lapidaires, évoquant par avance une possible protection : Thuram a paru s’en étonner, un élève découvrant sur le tard qu’il n’a pas compris l’énoncé.
Du coup, la nature de ses réponses a changé du tout au tout. Sur ce Mondial à front renversé et, qui sait, sur la Pologne : «On ne peut plus avoir de surprise dans une Coupe du monde en 2022. Ça n’a plus de sens. Il y a de très grands noms dans des équipes soi-disant petites, tout le monde travaille…» Sur les 142 capes de son père, un record qu’Hugo Lloris égalera dimanche : «Mais Papa ne souhaite qu’une chose, c’est qu’Hugo le batte, ce record ! Ça signifiera qu’on ira loin. J’adore mon papa, je le connais depuis que je suis tout petit [taquin]. Ses deux buts contre la Croatie [en demi-finale du Mondial 1998], oui… alors déjà, il n’a pas fait exprès de marquer (éclats de rire).» Sur son trou d’air post-Euro 2021 : «Il y a eu une vraie prise de conscience. J’ai effectué un gros travail sur moi-même. Je me suis blessé en club, je ne suis pas revenu comme j’aurai voulu revenir et j’ai vu l’équipe de France s’échapper sans moi. Pas de préparateur mental, non : c’est mon père qui m’a aidé.»
Sur son quotidien lors de cette Coupe du monde : «Ce sont des joueurs de classe mondiale et tu dois apprendre partout car tout est important : les entraînements, la vie privée, la manière dont ils se comportent dans la vie de tous les jours… Ils ne laissent rien au hasard.» Et sur Kylian Mbappé, un sujet délicat puisque la superstar des Bleus a planifié son invisibilité médiatique au Qatar et l’expression d’un point de vue contrevient, quelque part, à la volonté de l’attaquant parisien : «Je connais Kylian depuis qu’il évolue en équipe de France des U19 [moins de 19 ans]. J’ai un an de plus, j’étais dans la catégorie d’âge supérieure, mais on savait tous qu’il avait quelque chose de spécial. On en parlait beaucoup. Non, il n’a pas changé. Il adore le foot.» Il suffisait de demander. Le Bondynois n’est pas sorti du rang par la grâce de ses accomplissements : il marche à côté depuis qu’il est gosse. Mercredi, dans la zone mixte du stade Education City d’Al-Rayyan dévolu aux échanges entre les joueurs et les journalistes après les matchs, l’ambiance était légère : une vanne par-ci, un sourire de Steve Mandanda par-là et un défilé de joueurs un peu foutraque, en écho – du moins peut-on l’imaginer – d’une vie sociale apaisée au palace d’Al-Messila qui les abrite.
Ousmane Dembélé, l’homme qui se lève de table quand un chat traverse les jardins de l’hôtel des Bleus parce qu’il en a peur (véridique), est passé hilare : un petit mot Ousmane, tu es le dernier ! «Ah bah non les gars ! Patientez, il reste du lourd !» De fait, Mbappé fermait la marche. Ni sourire, ni crispation, ni connivence surjouée : le seul à traverser l’empilage de couloirs en regardant droit devant lui. Après les victoires devant les sélections australienne et danoise, l’attaquant parisien a été nommé «homme du match» par la fédération internationale, un truc plus promotionnel que sportif – encore que Mbappé l’ait mérité ces deux fois – qui contraint le lauréat à se présenter en conférence de presse pour répondre à trois questions.
La marque des plus grands
Mbappé n’y va pas, sa fédération paye l’amende pour lui et les exégèses filent dans le ciel de Doha. La version romanesque : la volonté de ne pas se prêter au marketing de la Fifa dans ce qu’il a de plus artificiel. La version concernée : la marque américaine de bière Budweiser, qui sponsorise le (pseudo) trophée, n’est pas le genre de sponsor auquel le joueur souhaite accoler son nom ; une extension du domaine de la lutte puisque Mbappé a déjà initiée le nettoyage parmi ceux qui le parrainent dans le cadre des rassemblements tricolores. Et la version la plus évidente, la plus claire, annoncée en préambule par les proches de la star : je parle avec mes pieds. J’assumerai tout ce qu’il y a à assumer ensuite. Au Mexique, lors du Mondial 1986, Michel Platini ne parlait à personne à l’exception d’Europe 1, avec qui il était en contrat.
Zinédine Zidane a traversé la Coupe du monde 2006 en Allemagne sans mot dire ou presque : deux phrases lâchées par faiblesse après le huitième de finale devant l’Espagne, au seuil de sa mort sportive. Dans le cas de Mbappé, il peut possiblement ouvrir sur autre chose, parce que les vainqueurs ont le privilège de donner le sens qu’ils veulent à leurs accomplissements : on comprendra, alors, son niveau de réalité à lui. D’ici à ce que ça arrive, si toutefois ça arrive, l’histoire est la même : le mutisme comme sceau royal, la marque des plus grands. Antoine Griezmann, le leader offensif de 2018 avec lequel Mbappé aura longtemps ferraillé en coulisse, ne s’était pas exprimé non plus depuis près d’un an.
Il est passé devant les micros vendredi. Et la première question a porté sur Mbappé. «Ce n’est pas le même qu’en 2018, non. Ni le même joueur ni le même homme. Il est plus “dedans”, il met de la joie de vivre parce qu’il est comptable de ce qu’il se passe dans le groupe. Il sait aussi qu’il vit désormais sous l’œil des journalistes, des fans, de ses coéquipiers aussi et ce n’est pas pareil.» Un temps d’arrêt. «Il est irréprochable !» Un formidable moment d’équilibre : Mbappé a les superpouvoirs, on est là pour lui, lâchez-lui les crampons et comptez sur moi pour l’avoir à l’œil. Je vous raconterai tout ça. Promis.