«Ah, je l’attendais celle-là…» Une note froide, implicite, non pas menaçante mais… Si les Bleus renversent l’Albiceleste argentine dimanche à Lusaï, Didier Deschamps deviendra le premier sélectionneur à remporter deux Coupes du monde depuis l’Italien Vittorio Pozzo en des temps autrement troublés – les complaisances arbitrales et l’ombre de Benito Mussolini planant sur les succès d’alors de la Squadra Azzura. Ça pose un entraîneur, et même un homme tout court, la vie d’un entraîneur à l’heure des joueurs multimillionnaires dans un pays de soixante-six millions de sélectionneurs étant ce qu’elle est.
Demeure pourtant un pôle mort ou plutôt constant, qu’il pleuve ou qu’il grêle. Non pas la statue du Commandeur de celui qui, après tout, a tout gagné, tout le temps, partout. Mais un bloc de méfiance, de réponses fatiguées. Ou de rapides contre-attaques déclenchées sur l’agacement, charges implicites aussi obscures que les racines du monothéisme pour le confrère coréen qui laisse traîner une oreille aux conférences de presse en mondovision.
Appels du pied
Les échos de l’hôtel Al Messila, où les Bleus sont plongés dans un luxe aussi délirant que le pays qui les abrite depuis un mois, racontent un sélectionneur à l’écoute. Et même très, très à l’écoute. Ce qui peut s’apprécier de milles manières. Perte de contrôle d’autant plus maîtrisée qu’il connaît désormais son Antoine Griezmann ou son Raphaël Varane dans les coins, relativisme consistant à admettre que l’entraîneur qu’il est n’existe qu’à travers les joueurs. Et peut-être, qui sait, un plaisir grandissant à exister et interagir au milieu d’un vestiaire, ce qui dirait sinon la conscience de la fin prochaine, du moins du temps qui passe. Pour autant, le cadre posé à Doha est le sien. Fautif sur le but australien lors de l’entrée des Bleus en compétition le 22 novembre, Benjamin Pavard a été mis au séchoir et les deux entrées du défenseur central Axel Disasi à un poste de latéral droit dont Pavard détenait le magistère disent la mise à l’écart durable, voire définitive. Le prix à payer (Pavard) est modeste, les autres ont compris.
Après, on peut toujours leur faire la vie douce. Et partir à la baston devant les micros – «Ah, je l’attendais celle-là…» – sur tout et rien, le style de jeu, Kylian Mbappé (hautement sensible) et, souvent, la prolongation de son bail à la tête des Bleus, le sélectionneur n’ayant pour l’heure pas été prolongé au-delà de la compétition en cours. Sur le fond, tout est possible. Le Parisien l’a donné (re) partant jusqu’à l’Euro 2024 en Allemagne, la rumeur bruisse de joueurs mis dans la confidence d’un départ acté dès le parcours des Bleus au Qatar bouclé et personne n’a la main sur le contexte familial conditionnant une décision qui, in fine, relève de l’état d’esprit d’un homme et d’un seul. En début de semaine, le président de la Fédération, Noël Le Graët, a multiplié les appels du pied : «C’est lui qui décide [de rester ou non], j’espère qu’il dira oui.» Depuis Doha, l’épisode a fait sourire : ce n’est pas Le Graët qui a le pouvoir de prolonger le bail de Deschamps, mais bien le sélectionneur qui a celui de sauver la tête de son président, empêtré dans des accusations de harcèlement moral ou sexuel.
Et ce pouvoir, Deschamps sait le tenir des résultats. Donc des joueurs. Mercredi, après le combat furieux contre la sélection marocaine (2-0), les questions ont beaucoup tourné autour de Mbappé, décisif sur les deux buts mais inexistant dans un travail défensif côté gauche qui aurait soulagé Théo Hernandez, aux prises avec les deux meilleurs joueurs (Achraf Hakimi et Hakim Ziyech) adverses. Antoine Griezmann a grincé après la rencontre, Aurélien Tchouaméni a fait des phrases («Kylian reste une menace pour l’adversaire») et l’affaire s’est sensiblement tendue. Deschamps a lancé le filin de sauvetage : «J’ai lancé Marcus [Thuram] à gauche [à la place de Giroud] pour soulager Kylian du travail défensif, en lui permettant de faire moins d’effort en se recentrant.»
Poids lourds
Moins d’effort ? On aura été curieux de voir ça. Et c’est le cadet des Hernandez que l’arrivée de Thuram a soulagé. Personne d’autre. Un rendu pour un prêté : Mbappé gagne les matchs. Pas Pavard. A ce stade, on pressent les liens qui attachent l’entraîneur des Bleus à ses poids lourds inextricables. Lundi, Deschamps a reçu un soutien inattendu au regard de la prudence du joueur concerné puisque c’est Varane qui est venu poser un élément de décor, assez explicite d’ailleurs. «J’étais appelé chez les Bleus dès 2012 [sous Laurent Blanc, prédécesseur de Deschamps au poste], mais c’est à lui que je dois ma première sélection, oui. On se connaît de mieux en mieux. A ce niveau, les attentes sont toujours les mêmes [il veut dire considérables]. Il sait ce qu’il attend de moi. Et je sais parfaitement ce que je peux apporter au groupe. C’est une chance pour les joueurs d’avoir cette stabilité depuis 2012 que le sélectionneur est en place, ça donne un point de repère. Et c’est très important.»
Tout y est. La symétrie entre le ressenti du joueur et celui du coach qui l’entraîne – étant entendu qu’au-delà d’un certain niveau, le premier vaut largement le second. Ce temps long illustré par la pluie de records (du nombre de sélections consécutives pour Griezmann, de buts en bleu pour Giroud…) qui fait l’essence même de la mandature Deschamps. Et cette réciprocité, le donner-recevoir-rendre que le coach tricolore maîtrise à merveille avec ceux qu’il identifie très vite comme capables de faire tourner la machine. A l’échelle du jeu, Varane est un géant et son soutien pèse des tonnes. Deschamps peut bien s’agacer devant les micros : ceux-là sont ailleurs. De l’autre côté du miroir.