D’emblée, en préambule de notre interview, Serhiy Rebrov prend un temps pour rendre un hommage appuyé aux «défenseurs» de l’Ukraine, les soldats qui «combattent pour notre liberté et notre indépendance» contre l’invasion de la Russie. L’ancien attaquant vedette de 50 ans est devenu en juin 2023 l’entraîneur de la sélection ukrainienne de football. Un poste pas comme les autres, car le sport, dans un pays en guerre, est inévitablement plus grand que lui-même. Au printemps, l’ex-coéquipier d’Andreï Chevtchenko – plus grand joueur de l’histoire du pays devenu président de la Fédération nationale de football – a qualifié son équipe pour l’Euro, qui se déroule en Allemagne à partir du vendredi 14 juin. Il a répondu à nos questions en visio depuis le centre d’entraînement de sa sélection, à Wiesbaden, dans l’ouest de l’Allemagne, à quelques jours de l’entrée en lice des Bleus et Jaunes, opposés à la Roumanie le 17 juin.
Comment prépare-t-on une compétition internationale telle que l’Euro dans un pays en guerre ?
Notre pays vit des temps très difficiles, et dans un contexte comme celui-là, le football n’est évidemment pas une priorité. Nous, entraîneurs, sportifs, nous traversons des moments douloureux, mais cela n’a rien à voir avec ce que vivent les soldats sur le front. Il faut garder la juste mesure des choses. Ceci étant dit, nous nous préparons avec beaucoup de sérieux pour l’Euro. Nous n’avons pas pu nous entraîner en Ukraine ni jouer aucun match de qualification dans notre pays. Nous avons dû faire beaucoup de déplacements. Les joueurs sont constamment inquiets, au sujet de leur famille ou de leurs amis qui sont en Ukraine, parfois sur le front. Ce ne sont pas des conditions idéales. Mais je ne pense pas que cela ait un impact négatif sur nos performances. Au contraire : cette situation nous donne davantage de motivation, comme nous l’avons montré pendant les barrages.
Vous parlez de la guerre aux joueurs ?
Tous les joueurs de cette équipe comprennent très bien ce qui se passe en Ukraine. Tous les jours, ils lisent l’actualité, essayent de voir comment ils peuvent aider le pays. Parfois pour les encourager, nous leur montrons des témoignages de nos soldats ou d’enfants qui vivent des situations très difficiles. Nous essayons de susciter de l’émotion supplémentaire. Le football, ce n’est pas que de la tactique. C’est aussi une question de caractère. Et là, tous nos joueurs sont extrêmement motivés.
«Aujourd’hui, l’objectif de l’Ukraine est de gagner la guerre, mais c’est aussi d’appartenir à la famille européenne, à l’Union européenne, à l’Otan. Le football a un rôle à jouer là-dedans.»
En battant la Bosnie-Herzégovine puis l’Islande, fin mars, l’Ukraine s’est qualifiée pour sa première compétition internationale depuis le début de l’invasion russe en 2022. Qu’est-ce que cela représente pour le pays ?
Cet Euro 2024 est le quatrième que va disputer l’Ukraine, mais il est le plus important. Les rencontres de barrage ont été très difficiles. Tout le monde considérait que nous étions favoris, mais nos adversaires aussi méritaient d’être là. Les joueurs avaient une grosse pression, ils ont été concentrés et ont fait preuve de beaucoup de force mentale. Ils voulaient absolument jouer cette compétition. Pour nous, c’est crucial d’être représenté en Allemagne, montrer notre drapeau, notre état d’esprit. Aujourd’hui, l’objectif de l’Ukraine est de gagner la guerre, mais c’est aussi d’appartenir à la famille européenne, à l’Union européenne, à l’Otan. Le football a un rôle à jouer là-dedans. Nous voulons montrer que nous sommes déjà là, que nous faisons partie des meilleures nations du continent.
Est-ce aussi une manière de dire «Ne nous oubliez pas» ?
Nous sommes très reconnaissants à l’égard des Etats européens et des Etats-Unis qui nous ont aidés depuis le début de la guerre. Mais je crois que beaucoup de gens en Europe commencent à se lasser d’entendre ce qui se passe en Ukraine. Pourtant, la guerre continue. Nous avons toujours besoin de votre soutien. Ce qui est en jeu, c’est aussi l’avenir de l’Europe, car on ne sait pas ce qui peut arriver si la Russie gagne du territoire. Mon opinion, c’est donc que l’Ukraine combat pour toute l’Europe, et par conséquent que tous les Européens doivent continuer à l’aider.
A lire aussi
Quel peut être le rôle d’une équipe nationale de football, dans ce contexte de guerre ?
Le football est un jeu, nous pouvons gagner, nous pouvons perdre. Mais ce qui compte, c’est que nous montrions sur le terrain l’état d’esprit de l’Ukraine. Aujourd’hui, les joueurs soutiennent nos soldats, aident les bénévoles, aident leurs proches qui ont perdu des membres de leur famille. Nous sommes tous unis. Nous, membres de la sélection ukrainienne, ne sommes pas isolés du reste de la société. Nous essayons de représenter au mieux notre pays. Quelqu’un comme Andreï Chevtchenko aide énormément le pays en tant qu’ambassadeur de United 24 [une plateforme de collecte de fonds gérée par le gouvernement ukrainien, ndlr]. C’est très important : les Ukrainiens qui sont connus à l’étranger, à part Volodymyr Zelensky, ce sont surtout des grands sportifs, comme Andreï Chevtchenko ou Sergueï Bubka. Chacun, de là où il est, essaye d’aider nos soldats. Parce que la guerre fait maintenant partie de la vie de tous les citoyens de ce pays.
A l’Euro, l’Ukraine est dans le groupe de la Belgique, de la Slovaquie et de la Roumanie. Comment évaluez-vous vos chances ?
Beaucoup de gens disent que ce groupe n’est pas aussi fort que les autres. Mais déjà, lors des barrages, on nous a présentés comme favoris et les matchs ont été difficiles. Nous devons donc être bien préparés, très sérieux et très concentrés. Après, on verra ce qui peut arriver. Nous avons une des plus jeunes équipes en Europe. C’est aussi une équipe équilibrée, avec des joueurs qui jouent dans le championnat national et d’autres qui évoluent dans les grands championnats européens. Cela fait un an que je suis arrivé, et je peux mesurer les progrès que nous avons effectués. Nous avons obtenu notre place à l’Euro alors que notre groupe de qualification était très difficile, avec l’Angleterre et l’Italie notamment. Cela montre que nous sommes sur le bon chemin.