La maîtrise, jusqu’où ? Vu des tribunes, la victoire des Bleus mardi (1-0) contre la Mannschaft a dit la discipline et le contrôle jusqu’au cœur du combat souvent tordu qu’ont imposé Toni Kroos et consorts. Il semble que ce recul et cette domestication se soient aussi invités à la lisière de la rencontre. La veille du match de Munich, le gardien tricolore Hugo Lloris avait acté la reconduction du genou à terre posé par les joueurs à quelques secondes du coup d’envoi, un geste que la sélection avait accompli avant le match amical du 2 juin à Nice contre la sélection galloise (3-0) : «Apparemment c’est prévu, donc oui», avait répondu le capitaine des Bleus à une question portant sur cet hommage à George Floyd, tué par l’agent Derek Chauvin en mai 2020, devenu le symbole planétaire de la lutte contre le racisme et les violences policières. Mardi, avant le coup d’envoi de la rencontre contre l’Allemagne : rien du tout.
Lloris a donc été invité à s’expliquer après la partie : «Le genou à terre, c’était une décision collective. On part du principe que si on doit le faire, toutes les nations doivent le faire avec l’appui de l’Union européenne de football [l’UEFA, organisatrice de l’événement]. C’est le cas en Premier League [le championnat anglais], où le mouvement a été ensemble et solidaire. Sur cette compétition, c’est moins le cas.» A l’Euro, les Belges et les Anglais ont mis le genou à terre, ces derniers contre l’avis de leur ministre de l’Intérieur, Priti Patel. «Cela ne veut pas dire que l’on ne soutient pas la cause, a ajouté Lloris. On ne veut surtout pas de racisme dans notre sport et dans la société. Il n’y a pas de débat, on est tous ensemble dans la décision.»
«Un vecteur de crispation et de tension»
Le gardien des Bleus a trois fois tort. D’une : la question a bien été discutée dans le vestiaire tricolore. Où certains cadres comme Antoine Griezmann, Paul Pogba ou Kylian Mbappé, ont déjà pris position sur des sujets proches. De deux : on ne voit pas à quel titre la position sur le sujet d’un gardien slovaque ou d’une sélection magyare sous l’emprise de Viktor Orban («Les Hongrois ne s’agenouillent que devant Dieu, la patrie et la femme qu’ils aiment», a lâché le Premier ministre hongrois juste avant le début de la compétition) aurait un impact sur ce que les joueurs tricolores ont envie de faire ou pas.
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De trois : au lendemain du match de Munich, l’UEFA n’avait toujours donné aucune consigne, ni adressé le moindre rappel à l’ordre sur le thème. Sujet libre. Ce mercredi, au lendemain de la victoire contre l’Allemagne et du changement de pied des tricolores, le vice-capitaine Raphaël Varane a été relancé sur l’affaire, signe que Lloris n’avait pas convaincu grand monde et qu’il y avait des trous à boucher. «C’est une décision prise par l’ensemble des joueurs, a affirmé le défenseur madrilène. C’est une cause qu’on soutient depuis le début, toute l’équipe partage la lutte contre le racisme et la discrimination qui s’attache au mouvement Black Lives Matter. Mais aujourd’hui, ce genou à terre ne symbolise pas la même chose qu’à ses débuts, en mai 2020. C’est un vecteur de crispation et de tension, par exemple entre une équipe qui décide de poser un genou à terre avant le coup d’envoi et une équipe qui choisit de ne pas le faire. Désormais, le message n’est ni clair, ni unanime. On a donc décidé de ne pas le faire. Il y a 26 joueurs dans le groupe, d’origine sociale, de couleur de peau ou d’origines différentes. Mais nos objectifs sont les mêmes. On peut passer le message aussi en soulignant cela. Après, si toutes les équipes veulent mettre un genou à terre, on sera content de le faire à nouveau.»
La neutralité est parfois un fardeau
Ce n’est pas demain la veille lors de cet Euro, certaines équipes ayant marqué une hostilité franche envers la démarche, à l’image des joueurs russes samedi, voyant les Belges s’agenouiller devant eux. La version donnée par Varane apparaît crédible. Le sélectionneur, Didier Deschamps, n’a pas pour habitude de s’immiscer aussi loin dans ce qui relève de la sensibilité politique et du domaine privé, à moins bien sûr qu’on lui demande quelque chose. Et le président de la Fédération, Noël Le Graët, avait publiquement appuyé le genou à terre des joueurs tricolores, expliquant être «très favorable» à la démarche : «Que nos jeunes joueurs prennent conscience de ces difficultés, je trouve cela très honorable et intelligent de leur part.»
Les joueurs ont donc fait demi-tour. Il faut entendre les propos liminaires du gardien des Bleus, Lloris, la veille du match de l’Allemagne. Son «apparemment» marque une distance qui, à ce niveau d’expérience, n’a aucune chance de tomber du ciel. L’initiative ayant été abandonnée, subsiste l’idée d’une sélection pensée non pas comme un creuset où chacun amène sa différence mais comme une zone neutre, obsédée par l’idée de s’éviter des débats qu’elle sait ne pas pouvoir maîtriser. L’extrême droite s’étant emparée de cette histoire de genou à terre tous azimuts depuis une semaine (après avoir lancé la polémique sur la chanson du rappeur Youssoupha pour l’équipe de France, Ecris mon nom en Bleu), l’abandon du geste revient ponctuellement, et incidemment, à «donner raison à une partie raciste de la France», pour reprendre la fameuse sortie de Karim Benzema fustigeant la décision de Deschamps de l’écarter avant l’Euro 2016. Les Bleus n’en sortent pas. La neutralité est parfois un fardeau.