Menu
Libération
«Les trois visages du foot» (2/3)

Yunis Abdelhamid : «Les résultats font l’ambiance plutôt que l’inverse»

A l’occasion de la reprise du championnat de Ligue 1, «Libération» prend le pouls du foot français à travers les figures du directeur de club, du coach et du joueur. Aujourd’hui, le défenseur du Stade de Reims raconte le vestiaire, les relations avec les supporteurs et avec les adversaires.
Yunis Abdelhamid à Reims, le 11 août. (Marie Rouge/Libération)
par Grégory Schneider et photos Marie Rouge
publié le 14 août 2021 à 15h54

Pour conditionner tout le reste, à commencer par le devenir économique d’un club, le vestiaire est le cœur nucléaire du foot. Devenu professionnel sur le tard (à 24 ans) après avoir exercé un métier d’expert-comptable où il s’épanouissait, le défenseur du Stade de Reims Yunis Abdelhamid, né à Montpellier (Hérault) voilà trente-trois ans, s’est très vite posé comme le garant de l’esprit du vestiaire, comme en témoigne le brassard de capitaine qui lui a été octroyé à Arles-Avignon, Valenciennes ou Reims, où il a fait parler de lui en prenant le record du moins de minutes manquées (zéro) sur deux saisons par un joueur de Ligue 1. Après Arnaud Pouille, dirigeant du RC Lens, et avant Pascal Gastien, entraîneur à Clermont Foot, l’idée est d’essentialiser la fonction de joueur en demandant au défenseur d’expliquer son métier à travers sa propre expérience.

Existe-t-il une appréhension avant de débuter une saison ?

Elle est toujours liée à la précédente : qu’est-ce qui a fonctionné, qu’est-ce qui n’a pas été… Après, on ne connaît pas l’avenir. Il y a un petit doute, oui. Mais on s’en remet au travail. Il faut être vigilant sur les détails, les attitudes : apprendre à connaître les nouveaux joueurs, nombreux dans un contexte où les effectifs bougent beaucoup. Aux anciens de faire l’effort.

Une saison peut-elle se jouer là ?

Covid oblige, on a partagé moins de choses la saison dernière : lors des repas, les tables de six étaient immuables, par exemple [pour éviter la multiplication des cas contacts, ndlr]. Du coup, elles se sont figées par affinité : les francophones ensembles, les anglophones ensembles. Impossible aussi de s’inviter entre joueurs parce que si ça se sait… On ne peut pas donner une mauvaise image. Les trois premières années, on a partagé beaucoup de moments ensemble, du bowling au karting en passant par les stages de deux jours de cohésion en pleine campagne, où on dort dans des tentes et on partage des choses sans jamais s’entraîner ou toucher un ballon. Un détail : la composition des tentes était tirée au sort pour mélanger tout le monde. La saison dernière, on n’a pas pu faire ça. Et c’est la moins bonne [le Stade de Reims a longtemps lutté pour ne pas être relégué en L2] depuis que j’ai signé en 2017. Les équipes ne sont pas égales devant ces nécessités collectives. Certains clubs ont des joueurs qui peuvent gagner le match tout seuls. Au Stade de Reims comme dans une majorité de clubs de Ligue 1, ce n’est pas comme ça. Il faut s’encourager. Et rester en alerte : quand un mec rejette la faute sur un autre…

Qu’est-ce qui reste d’une vie de foot ?

Les rencontres, sans hésiter. J’ai vécu des aventures humaines incomparables lors de saisons compliquées, où on gagnait peu. Il faut parfois aller chercher au-delà du vestiaire ou des résultats : il peut se passer beaucoup de choses avec un employé du club, avec un supporteur… Je suis encore en contact avec des supporteurs de Valenciennes, par exemple, alors que je n’y ai passé que deux saisons – et difficiles en plus [10 victoires en 38 matchs de L2 en 2014-2015, puis en 2015-2016]. Le jour de mon dernier match au stade du Hainaut, j’étais là, avec ma femme et mon fils, et j’ai vu des gens pleurer. Tu te sens… Bon, j’étais capitaine, j’avais aussi l’habitude d’échanger avec eux mais ça… Des gens respectueux, avec lesquels on pouvait parler de tout. Ils font des kilomètres pour être là, économisant le peu qu’ils ont pour aller au foot. Peut-être qu’ils se sont reconnus en moi mais je ne vais pas vous mentir : dans le fond, je ne sais pas pourquoi ils ont eu une réaction aussi forte. J’ai vécu deux années magnifiques. Les résultats ne disent pas tout.

Sur tous les joueurs que vous avez affrontés, lequel vous a le plus impressionné, ou intrigué ?

(Longue réflexion) Je me souviens d’un truc qu’avait fait Edinson Cavani [recordman de buts avec le Paris-SG entre 2013 et 2020]. Une toute fin de match, on est mené [4-1, en septembre 2018] et je relance quand je l’entends crier dans mon dos et je sens qu’il fonce vers moi. Je ne sais pas, il crie sans doute pour me gêner et ça dénote une attitude… Le match est déjà gagné et il est là, à fond, comme à la première minute. Cet engagement, Cavani le mettait partout. Les frappes, les courses… Impressionnant.

Qu’est-ce qui séparait l’expert-comptable que vous étiez jusqu’à 24 ans du footballeur pro que vous êtes devenu ensuite ?

Pas grand-chose. J’ai eu la vie d’un étudiant lambda, avec l’année en cité U et des jobs saisonniers dans la boîte de bâtiment de mon père mais j’ai toujours fait du foot et j’avais mes objectifs, en CFA 2 [5e échelon, 3e échelon amateur] ou en DH [6e échelon]. La carrière pro, je n’y croyais pas mais ça ne changeait pas mon approche générale. Avant mes 18 ans, j’avais toujours joué au plus haut niveau régional dans les différentes catégories d’âge. Je n’avais ensuite pas passé le cap mais je construisais ma vie.

Pas d’amertume ?

Aucune. Je me souviens d’un test que j’ai passé au Montpellier Hérault Sport Club : peut-être que je n’ai pas su saisir cette chance à cause d’un surcroît de pression, peut-être que ça allait tout simplement trop vite pour moi ce jour-là, peut-être que je n’étais pas prêt parce que cette opportunité est arrivée quand je m’y attendais le moins. Peut-être aussi qu’il m’a fallu plus de temps qu’à d’autres. Difficile à dire.

L’anecdote de la Clio de votre père…

Avec laquelle je suis arrivé à l’entraînement lors de mes débuts à Arles-Avignon (rires), oui…

Elle est vraie ?

Ma voiture était en panne, alors j’ai emprunté celle de l’entreprise de mon père, siglée. Les joueurs ont rigolé. C’était sympa.

Vous aviez pris la précaution de la garer le plus loin possible des voitures de vos coéquipiers, non ?

Disons que c’était un grand parking (sourire).

On vous a aidé ?

Je pense à Laurent Bessière [ancien directeur de la performance à Reims, désormais à Lens]. J’ai toujours été un acharné du travail. Mais il y a le dosage, la manière dont tu le répartis, la récupération… La performance et la régularité – soit le professionnalisme – tiennent à un ensemble de petites choses, la nutrition, la manière d’activer tes muscles… Même si tu as la volonté, il te faut la direction. Quand je signe à Reims après Dijon, où j’étais en échec, l’entraîneur de Reims, David Guion, m’a fait évoluer. Dans le duel, j’étais bien. Après, il y a la relance, le placement, l’anticipation, la manière de couper les trajectoires ou de glisser en couverture [d’un coéquipier]… Cas d’école : tu perds 1-0 et tu n’as pas l’impression d’être fautif sur le but. En regardant bien, tu peux découvrir quelque chose, comme le fait qu’il fallait faire trois mètres de plus alors que le ballon était encore à l’opposé. On peut partir du principe qu’on est peut-être tous responsables même si, bien sûr, chacun fait sa propre analyse, d’où l’importance d’échanger. Et il faut toujours aller chercher quelque chose. Un jour, ton adversaire mesure 1,90 m et il te rentre dedans et le match suivant, il décroche et il dribble. Tu t’adaptes aussi à l’environnement du club, à ton vestiaire ou à la situation sportive. Il faut être intelligent.

On prend du plaisir au travail ?

Oui, mais il faut que ce soit validé derrière par la victoire. Dans le foot, les résultats font l’ambiance plutôt que l’inverse. Quand tu es dans le dur, les défauts reviennent. On en revient à la notion de perte de confiance, dans ce qu’on te dit ou dans ceux qui t’entourent.

C’est solidaire, un vestiaire ?

J’ai toujours senti de l’entraide, y compris entre des joueurs évoluant au même poste – je pense à Cédric Varrault [à Dijon] ou Thomas Fontaine [à Reims] par exemple. La concurrence fait partie du foot, elle te pousse à travailler. Si le choix se fait à ton détriment, tu peux toujours te dire qu’aucun entraîneur ne fait une équipe pour perdre. On sait aussi tous que pour arriver au niveau professionnel, c’est le parcours du combattant. Après, il y a une règle : plus vous passez des moments ensemble, plus vous êtes proches. Et la situation familiale peut jouer. Quand le Stade de Reims monte en Ligue 1 [à l’issue de la saison 2018-2019] avec Pablo Chavarría, Edouard Mendy [tout frais champion d’Europe avec Chelsea] et Marvin Martin [international tricolore au parcours gâché par les blessures], on passait notre temps les uns chez les autres, on emmenait ensemble les enfants au judo…

J’ai adoré Marvin Martin, par exemple. Avant de le connaître, j’avais une certaine appréhension mais il est loin des clichés sur ces joueurs internationaux qui ont explosé assez tôt [Martin fut international à 23 ans, signant deux buts plus une passe décisive pour sa première sélection en Ukraine en juin 2011]. J’ai vu un mec exceptionnel. Avec le cœur sur la main.

Aussi fort que ce qu’on lui prédisait ?

(Avec fermeté) Aussi fort. En pleine possession de ses moyens, il faisait merveilleusement jouer autour de lui et donnait beaucoup de plaisir à ses coéquipiers. La finesse, la technique… Il fait partie de ceux qui m’ont marqué. Comme Danilson da Cruz, capitaine de Reims quand j’ai rejoint le club en 2017. Quand j’ai dû quitter mon hôtel, il m’a accueilli chez lui. J’avais été surpris. Je n’aurai pas dû. Le meilleur capitaine que j’ai jamais connu avec des mots justes, une hauteur de vue et un recul que j’ai vus chez très peu de personnes et une capacité à saisir et comprendre les détails qui racontent un groupe. Il pouvait me dire tout ce qu’il voulait, je l’aurais fait. J’y repense souvent. Pour m’améliorer.

Vous avez souvent eu le brassard vous-même, et ce dès votre troisième saison pro…

La deuxième complète, en fait. Et ça n’a pas été simple. Il y avait des joueurs plus expérimentés que moi forcément, plus anciens [au club] aussi et le choix de me donner le brassard n’a pas été compris par tout le monde. Un jour, j’ai raté l’avion pour la Corse où l’on disputait un match de Coupe de la Ligue [contre Bastia-Borgo, le 7 août 2013]. J’ai la chance que l’équipe se qualifie aux tirs au but mais… (Il grimace). Derrière, je marque contre mon camp à Troyes [0-1, le 10 août 2013], je fais penalty à Niort [0-1 le 30 août]… J’ai fait ma propre analyse, en toute transparence, devant tout le vestiaire. Peut-être que c’était trop tôt. Après, les échecs sont aussi importants que le reste. L’apprentissage d’un joueur, dans sa continuité.