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Jack Dempsey, roi sauvage et fainéant des poids lourds

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Dans les années 1920, «le Tigre de Manassa» a inauguré la liste des boxeurs stars. Contre Willard, Carpentier et Tunney, il a livré des combats historiques.
Jack Dempsey, (photo non datée). (Getty Images)
publié le 3 avril 2021 à 10h34
Toutes les deux semaines avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l’a racontée la presse de l’époque.

Manassa, bled paumé du Colorado (991 habitants au dernier recensement) avait vocation à rester éternellement dans les caves de la géographie si son nom n’apparaissait pas dans tous les livres sur la boxe, et particulièrement ceux consacrés à la catégorie reine, celle des poids lourds. La ville bâtie par des pionniers mormons tire son nom de Manassé, figure biblique. Les très pacifiques fondateurs du village se retourneraient dans leurs tombes en découvrant qu’elle est aujourd’hui connue parce qu’y est né l’un des plus grands pugilistes de l’histoire, Jack Dempsey. Au fil de ses succès, il est devenu la première star mondiale de son sport. Son état civil n’étant pas à la hauteur de sa réputation, on le baptisa «le Tigre de Manassa». Il remporta notamment en juillet 1921 contre Georges Carpentier l’un des premiers «combats du siècle» de l’histoire des rings. Cent ans plus tard, il mérite toujours ce label, moins sportivement que médiatiquement tant il a propulsé la boxe dans une autre dimension.

Dempsey commence sa carrière pro en 1914 mais la presse française ne le découvre vraiment que quatre ans plus tard, à l’occasion d’une victoire express face à son compatriote Fred Fulton, largement favori du combat en raison de sa taille et de son envergure supérieures (1,99 m et 215 cm contre 1,85 m et 185). Le géant ne tient même pas une demi-minute. «Un câblogramme annonce que Fred Fulton, qui devait rencontrer Jess Willard pour le titre de champion du monde de boxe, vient d’être nettoyé en vingt-deux secondes par Jack Dempsey. Fulton n’eut pas le temps de porter un seul coup de poing et en reçut quatre : de son droit à l’estomac et un gauche à la mâchoire, qui fut doublé aussitôt et accompagné d’un terrible crochet du droit. Fulton s’écroula et ne put se relever avant les dix secondes. Une indescriptible ovation fut faite à son vainqueur.»

Très vite, Jack Dempsey passe aux choses sérieuses et pense au titre mondial des lourds détenu par son compatriote Jess Willard (et non Villard, comme l’écrit la presse française). Le combat fait saliver les requins du boxing business. «Jess Villard, qui doit rencontrer, le 4 juillet prochain, à Toledo, Jack Dempsey pour le titre de champion du monde de boxe poids lourds, est actuellement assailli par les grandes firmes américaines de cinéma qui veulent s’assurer l’exclusivité du combat. Une offre atteindrait, paraît-il, près d’un million, raconte l’Intransigeant du 12 juin 1919. Jack Dempsey, son rival, est à présent aux bains d’Excelsior Springs, chutes d’eau dites les meilleures. Il est arrivé, voici trois semaines, à Long-Branch, Etat de New-Jersey, et s’entraîne régulièrement pour le grand match dans une salle installée spécialement pour lui. En Amérique, les paris sur la rencontre sont nombreux. Jess Villard est le favori à la cote.»

Le 13 juin 1919, quelques semaines avant le combat, le Chicago Tribune dresse le portrait de Dempsey, un bagarreur né. «Je boxe pour deux raisons, expose le challenger. La première c’est que j’aime le combat, ça doit être dans mes gènes. La deuxième c’est que, comme tout le monde, j’aime l’argent et que la boxe me donne l’occasion d’en gagner.»


Ce 4 juillet 1919, Willard défend son titre pour la deuxième fois, Dempsey s’y attaque pour la première. Comme contre Fulton, il accuse un déficit de poids de 23 kilos, de taille de 15 cm et d’envergure de 26 cm. Le champion du monde des lourds est très légèrement favori mais sa bourse de 100 000 dollars est presque quatre fois supérieure à celle de son adversaire. Le combat tourne vite au cauchemar pour Willard : il va sept fois au tapis dans le premier round à l’issue duquel l’arbitre désigne Dempsey vainqueur. Sur le chemin du retour au vestiaire, il est rappelé : une erreur de chronomètre s’est produite, Willard n’a pas été compté dix avant la fin de la reprise. Le Tigre de Manassa remonte donc sur le ring pour finir le boulot. Willard tient debout encore deux rounds puis abandonne.

Un article de Ring Magazine publié en 2013 dit la sauvagerie de ce qui s’est joué le 4 juillet 1919 sur le ring de Toledo : «Le premier crochet de Dempsey a fracturé la mâchoire de Willard, les suivants ont provoqué des fractures du visage et des côtes et la perte d’audition d’une oreille.» Le lendemain le New York Times informe que le nouveau champion du monde des lourds a annoncé qu’il respecterait la barrière des couleurs (to draw the color line, une expression difficilement traduisible en français) : «Il ne prêtera pas la moindre attention aux challengers noirs mais défendra son titre contre n’importe quel Blanc qui le défiera.»

Le combat a laissé la Vie au grand air sur sa faim : «Le championnat du monde des poids lourds en boxe est celui qui attire le plus d’attention, ce qui ne signifie pas qu’il présente toujours le plus vif intérêt. Les spectateurs qui firent le déplacement pour assister au dernier, à Toledo (Ohio), furent déçus. Signée pour 12 reprises - ce qui semblait minime -, la rencontre dura 3 rounds. Dès le début, Willard fut débordé, battu, ridiculisé. Ce colosse servit de punching-ball au très remarquable Jack Dempsey. Le résultat nous prouve que Willard était un psychologue en refusant, depuis 1915, de combattre pour le titre qu’il avait obtenu sur Jack Johnson, knock-outé au 26e round. C’est donc Dempsey que notre champion Carpentier rencontrera sans doute d’ici la fin de l’année pour le titre mondial.»

«Le premier crochet de Dempsey a fracturé la mâchoire de Willard, les suivants ont provoqué des fractures du visage et des côtes et la perte d’audition d’une oreille.»

—  Ring Magazine

Si Jack Dempsey fait preuve d’une agressivité inouïe sur le ring, il reste également dans l’histoire de la boxe comme le créateur d’une technique dans laquelle il puise sa force destructrice : le Dempsey roll [le roulement de Dempsey]. Si une formule footballistique professe que «l’attaque est la meilleure défense», le Dempsey roll en constitue un exact contrepied pugilistique. C’est d’abord un mouvement d’esquive des attaques adverses en balançant le haut du corps de droite à gauche puis de gauche à droite comme pour dessiner des 8 horizontaux dans l’air. Dempsey l’effectue en avançant vers son opposant. Arrivé à distance, il balance un crochet. La poussée sur les jambes et la rotation des épaules démultiplie la puissance du coup. Mike Tyson, «petit» et râblé comme Dempsey, utilisera cette technique, particulièrement utile face à des boxeurs plus grands.

C’est peu dire que la presse française rêve du match Dempsey-Carpentier. Ce dernier est idolâtré, ainsi que le racontait un épisode précédent de RetroNews : Georges Carpentier, au-delà du ring. En attendant le choc, une formalité s’impose au Français pour pouvoir défier le champion en titre, comme l’explique le Matin du 2 décembre 1919 : «Un match sensationnel de boxe aura lieu après-demain à Londres. Le 4 décembre, à Londres, Georges Carpentier, champion de France et champion d’Europe toutes catégories, rencontrera le champion d’Angleterre des poids lourds, Joe Beckett. Ce match est considéré comme une demi-finale du championnat du monde, le vainqueur devant être mis en présence de l’Américain Jack Dempsey dans le courant de l’année prochaine.»

Carpentier ne se défile pas. «A la suite de sa récente victoire sur Joe Beckett, champion de boxe de Grande-Bretagne, et conformément aux intentions qu’il avait manifestées dès le lendemain du grand match de Londres, Georges Carpentier a adressé à la date d’avant-hier un défi en bonne et due forme à Jack Dempsey pour le championnat du monde», écrit le Rappel du 13 décembre.


Le match Dempsey-Carpentier se déroule le 2 juillet 1921 à Jersey City. Pour la troisième fois dans l’histoire de la boxe, les promoteurs utilisent l’expression «match du siècle» ; c’est également la troisième fois que Dempsey défend son titre. Neuf mois plus tôt, Carpentier a déjà combattu dans la même ville et a dominé l’Américain Battling Levinsky pour le titre mondial des mi-lourds. Celui des lourds est autrement plus prestigieux. Le décorum et l’effervescence qui entourent la rencontre contre Dempsey le prouvent : un stade construit spécialement pour l’occasion, 100 000 spectateurs à Jersey City (cinq fois plus que contre Levinsky), des people en veux-tu en voilà, retransmission en direct sur les radios américaines, des dizaines de milliers de personnes réunies à Paris pour suivre le match. C’est le premier à générer plus d’un million de dollars de recettes. Evidemment, la presse locale fait monter la sauce sur le thème de l’affrontement du bon et du méchant. On fait porter au gars du cru le peignoir floqué de l’étiquette bad boy alors que le Frenchie, surnommé «the Orchid Man» par les Américains pour la fleur qu’il arbore toujours à la boutonnière de ses élégants costumes, jouit de son statut de héros de guerre, pendant laquelle il fut pilote. A l’inverse, on appelle Dempsey le dégonflé. Il aurait magouillé pour échapper à la conscription. Même s’il est finalement disculpé, son image reste entachée.

Carpentier ne tient que quatre rounds. Défaite logique pour l’Avenir du 3 juillet, même si le journal déplore que la boxe de Dempsey tienne moins du noble art que de l’art de rentrer dans le lard de l’adversaire. «Le poids, la taille et la force ont parlé. Plus lourd, plus grand, plus puissant, Jack Dempsey a gardé le titre qu’il a conquis en 1919. Si grande que fut la science de Georges Carpentier, si rapides et si vigoureuses qu’aient été ses attaques, les efforts que lui imposaient les avantages physiques du champion du monde ont été supérieurs aux moyens merveilleux et exceptionnels du Français, analyse le journal. Il n’y a qu’à s’incliner : des différents récits qui sont parvenus de la grande et émouvante partie qui se jouait dans l’arène de Jersey City, il résulte nettement que Carpentier a été battu par un athlète d’une valeur incomparable, si puissant, si batailleur, si résistant, si confiant dans ses catapulteuses ressources qu’il peut dédaigner les habiletés de l’art de la boxe. C’est le meilleur homme qui a gagné.»

Dempsey joue ensuite le roi fainéant des lourds. Entre 1921 et 1925, il ne remet son titre en jeu que deux fois, en 1923. Il refuse notamment d’affronter Harry Wills, qui présente à ses yeux le défaut rédhibitoire d’être noir. «New-York déclare la guerre à Dempsey, titre le Soir du 9 mars 1925. Nous avons annoncé hier que la Commission de boxe de l’Etat de New-York, qui est la plus importante des Etats-Unis, avait envoyé un ultimatum au champion du monde toutes catégories. Il lui était enjoint de ne rencontrer aucun adversaire avant le nègre Harry Wills, lequel, depuis des années, le défie en vain. La réponse de Dempsey ne s’est pas fait attendre. Il a télégraphié à la Commission de New-York qu’elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas, et qu’il était libre de ses actes.»

Dempsey n’affrontera jamais Wills. Il ne remonte sur le ring qu’en 1926 pour affronter son compatriote Gene Tunney à Philadelphie. Un match encore plus hollywoodien que celui contre Carpentier. 120 557 spectateurs ont payé leur place (pour une recette guichet de 1,9 million de dollars), selon le site de référence BoxRec. Ce record d’affluence (payante) tiendra soixante-sept ans. Déjouant tous les pronostics, Tunney s’impose en dix rounds à l’unanimité des juges. Ring Magazine labellisera ce match, «surprise de la décennie».

«Jack Dempsey qui, le 4 juillet 1919, par sa victoire sur Jeff Willard, s’appropriait le titre de champion du monde de toutes catégories, vient d’être détrôné, annonce Paris-Soir du 25 septembre 1926. L’invincible a été battu et c’est Gene Tunney, le champion d’Amérique des poids lourds, qui a réussi cet exploit. La décision de l’arbitre et des deux juges ne fut nullement contestée : Tunney avait gagné et bien gagné par sa mobilité et son adresse.»

Comme souvent dans les histoires de boxe, le combat charrie son lot de soupçons d’arrangements, trucages et corruption. Comme d’hab, le matin du match, Dempsey s’est enfilé un verre d’huile d’olive, pour faciliter la digestion. Des rumeurs accusent des parieurs d’avoir stipendié un proche du boxeur pour «empoisonner» la boisson. Derrière le complot se cacherait Arnold Rothstein, dit the Big Bankroll («la grosse liasse de billets»), financier de la pègre. Ce mentor de Lucky Luciano était au bord du ring. Il a misé 125 000 dollars sur la victoire de Tunney, à la cote de 4 contre 1. Gain net de 475 000 billets verts. Mais rien ne sera jamais prouvé.

Suite et fin de l’histoire. La revanche a lieu le 27 septembre 1927 à Chicago devant près de 105 000 personnes qui ont laissé 2,9 millions de dollars aux guichets. Dans les seconds rôles, on citera Al Capone qui aurait misé lourd sur Dempsey après avoir entendu que le frère de l’arbitre avait parié gros sur le challenger ; finalement, l’arbitre sera remplacé après que la commission de boxe de l’Illinois a eu vent de ses relations avec le gangster. Arnold Rothstein, lui, aurait versé 1 million de dollars à Dempsey pour qu’il se couche. Sportivement, Tunney, qui a dominé les premiers rounds, goûte le tapis au début du septième. Dempsey, du genre à appuyer sur la tête du noyé, reste le plus proche de son adversaire à terre histoire de bien lui signifier qui est le patron. Erreur, il a oublié que les règles, dans l’Illinois, prévoient que l’arbitre ne peut entamer son décompte que lorsque le boxeur debout a rejoint le coin du ring le plus éloigné de l’action. Combien de secondes Dempsey est-il resté à toiser Tunney, combien de secondes a-t-il mis pour rejoindre l’endroit que lui a désigné l’arbitre ? Quatre secondes en tout, a calculé le chronométreur du combat. Tunney, qui s’est relevé à 9, serait donc resté 13 secondes soit 3 de plus que la limite du KO. Mais il peut tout aussi bien avoir calculé et choisi de se relever au dernier moment pour récupérer plus longtemps. Tunney l’emporte à la décision unanime des juges. Il a remporté les dix rounds, sauf ce fameux septième. Dempsey est allé au sol à la 8e reprise ; il s’est relevé immédiatement… On a surnommé ce match celui du «long décompte». Dempsey l’a perdu aux points à l’issue des 10 rounds.

Ce Tunney vs Dempsey II restera le dernier match du vaincu. Six mois plus tard, il annonce sa retraite à 33 ans et se retire sur un palmarès de 68 combats, 54 victoires (44 par KO), 6 défaites (une par KO) et 8 nuls. Il invoque notamment une blessure à l’œil et assure qu’il ne tentera pas de come-back, «même pour 50 millions de dollars» : «L’argent n’est plus ma motivation, j’en ai plein.» Jack Dempsey a tenu parole. Il est mort en mai 1983 à New York, à 87 ans.