Dimanche 4 août, la joueuse espagnole de badminton et tenante du titre olympique Carolina Marin dominait sa demi-finale contre la Chinoise He Bingjiao quand son genou droit l’a lâché. En larmes, elle a refusé la chaise roulante pour sortir du terrain debout, sous les applaudissements du public. On s’est pointé lundi à une porte de la Chapelle immaculée, qui donnait envie de s’essuyer les pieds avant d’oser les poser sur les trottoirs, et on a vu une finale du tournoi de badminton formidable, solaire, claire comme l’aube sur la surface d’un lac. He Bingjiao avait épinglé sur sa tenue un ruban aux couleurs de l’Espagne. Pour que l’on se rappelle de l’infortune de Marin en ce jour de finale et, selon elle, «se nourrir de son esprit».
Et le titre est tombé dans l’escarcelle d’une drôle de fille, la Coréenne de 22 ans An Se-young, facilement victorieuse (21-13, 21-16) d’un match durant lequel les deux adversaires ont échangé plus de sourires entre elles qu’il ne nous en faut pour nourrir l’intégralité d’une quinzaine olympique. Pour poser le décor rapidement : la première question posée à la toute fraîche championne olympique, par une consœur américaine, portait sur la «magie» dégagée par la native de Gwangju (sud-ouest du pays), et ce depuis son arrivée sur le circuit à 18 ans. «J’ai pour habitude de rêver en grand, a répondu An Se-young. J’ai une énorme confiance en moi. Et c’est la raison pour laquelle, comme vous dites, je fais des choses extraordinaires.»
«Je ne connaissais rien, ni au badminton, ni à moi-même»
La Sud-Coréenne peut dire tout ce qu’elle veut : vingt-huit ans que son pays n’avait pas touché l’or olympique dans la discipline. Titrée en badminton à Atlanta, Bang Soo-hyun est d’ailleurs venue poser aux côtés de sa compatriote lundi : une grande dame en jupe plissée, patrimoine vivant mesurant ses gestes et ses mots. An Se-young, c’est autre chose. «Magie» ou pas, elle a longtemps professé par l’exemple un badminton défensif, d’une extrême exigence physique, essorant à l’usure celles qui se tenaient de l’autre côté du filet. Puis, elle en a eu marre. «Ça me demandait beaucoup trop, expliquait-elle avant les Jeux de Paris. Quand j’ai grimpé l’échelle, j’étais sûre d’y arriver quelle que soit la manière. Mais je ne connaissais rien, ni au badminton ni à moi-même. Quand tu es au somment et que tu veux y rester, c’est différent. Tout ce qui touche à la performance doit rentrer dans ta conscience.» Ainsi, An Se-young a travaillé à raccourcir les points.
Pour que les matchs soient plus faciles, plus ludiques : une façon de combattre en même temps l’usure mentale et l’usure physique. Cet automne, une blessure au genou droit a achevé la mue : mal diagnostiquée, celle-ci a expédié la Sud-Coréenne dans un tunnel médical dont elle est ressortie «déçue» et désabusée. Elle réservait d’ailleurs lundi quelques flèches pour sa fédération. «Surmonter cette blessure dans ces conditions a été très difficile, ça m’a obligé à préparer les Jeux à marche forcée. Il y a eu énormément d’erreurs, d’omissions et je ne parle pas que pour moi. Il faut faire le bilan et partir sur des choses nouvelles. Je ne sais pas si je vais continuer [le badminton] mais ce qui est sûr, c’est que tant que je joue, j’ai du pouvoir. Y compris celui de faire que le badminton évolue et soit encore plus populaire dans mon pays.»
Libre et radieuse du premier au dernier point
Puis : «Ma blessure m’a obligé à évoluer aussi. Quand je fais quelque chose, je vais à l’extrême. Mais là, ce n’était plus possible. Il fallait faire attention à la rechute, monter marche après marche.» Elle a par exemple dissocié le travail de résistance du haut du corps (il faut des épaules en titane pour jouer au badminton à ce niveau) du bas du corps pour ménager son genou. Des chemins de traverse, dont on a retrouvé quelque chose lors de la finale olympique lundi : An Se-young est apparue libre, radieuse du premier au dernier point, secouant parfois la tête d’une façon un peu comique quand elle faisait une erreur de jugement. On en était encore là une heure plus tard.
Devant les journalistes, la joueuse faisait des mimiques avec sa bouche quand la Chinoise répondait au micro, plongeait longuement les yeux sur le smartphone étalé sur ses genoux et ne cachait pas l’ennui que lui inspirait les questions enamourées de ses compatriotes. Une star, se comportant comme telle. A la fin de la conférence de presse, il fut demandé aux médaillées ce qu’elles comptaient faire désormais. He Bingjiao a expliqué qu’elle allait enfin avoir le temps d’attaquer «des livres sur le développement personnel et la maîtrise de soi», la tension de la préparation olympique l’empêchant de se concentrer sur la lecture. An Se-young a fait la moue : «Je rentrerai chez moi avec une bouteille de champagne dans la main droite. Pour le reste, faites-moi confiance, j’ai beaucoup d’imagination.»