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Quand il est question d’olympisme, tout le monde ou presque connaît les noms de Jesse Owens, Emil Zátopek, Nadia Comaneci ou Alain Mimoun. On sait peut-être moins, à mesure que les années passent, à quel point ils ont été utilisés à des fins idéologiques par leur pays d’origine ou les hôtes des JO. Remettre en perspective sport et idéologie, c’est l’un des mérites de la grande exposition «Olympisme, une histoire du monde» organisée par le Musée de l’histoire de l’immigration à Paris. Et dans ce panthéon olympique, il est probable que le nom et la vie de Boughera El Ouafi ne disent rien à personne. Car son histoire est celle d’une instrumentalisation par la puissance coloniale française et d’un effacement de la mémoire collective jusqu’à il y a peu.
De la vareuse au maillot tricolore
1898, Ouled Djellal. C’est dans ce petit village du Sahara, dans le sud d’une Algérie alors française, que débute l’histoire. De vastes étendues de ciel et de sable, que l’on retrouve dans la BD l’Or d’El Ouafi signée Paul Carcenac, Pierre-Roland Saint-Dizier et Christophe Girard, qu’El Ouafi est vite contraint de quitter pour les tranchées boueuses de la Première Guerre mondiale. Intégré aux troupes françaises dans le régiment de tirailleurs sénégalais, il s’engage dans l’armée à l’issue de l’armistice de 1918 et participe à l’occupation de la Ruhr. C’est là que ses supérieurs le repèrent : sa silhouette, petite et gracile – pour ne pas dire chétive –, et sa foulée de coureur de fond lui valent de représenter son régiment à l’occasion d’une compétition militaire.
En 1923, tout s’accélère. Il quitte la Ruhr pour Paris, prend sa licence au Club athlétique de la Société générale et enchaîne les épreuves. 1924, année olympique. Jusqu’alors devancé par un autre Français, Jean-Baptiste Manhès, El Ouafi s’impose sur le marathon couru entre Colombes et Pontoise. Les deux sportifs sont retenus pour participer aux deuxièmes JO de Paris. El Ouafi se classe septième. Une règle demeure : ne courent pour les Jeux olympiques que les amateurs. El Ouafi passe donc ses jours à l’usine, fabriquant à la chaîne boulons et rivets automobiles chez Renault, et ses soirs à s’entraîner, troquant son bleu de travail pour un short.
La course du 5 août 1928
Deuxième chance. Boughéra El Ouafi a presque 30 ans, des heures d’entraînement derrière lui – il court 15 km par jour, tous les jours – et devant les 42,195 kilomètres des JO d’Amsterdam. «Il porte le maillot 71, frappé du Coq français», retrace Yvan Gastaut, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Côte d’Azur, et spécialiste en histoire de l’immigration, des colonies, et des rapports entre sport et immigration. En quelques mots, le chercheur esquisse la course.
Pendant les 10 premiers kilomètres, rien ne sourit à El Ouafi. Il est vingtième au kilomètre 10. Et puis, «c’est une longue remontée vers la victoire. A 5 kilomètres de l’arrivée, il double le Japonais Kanematsu Yamada, puis l’Américain Joie Ray. Enfin, il devance Chilien Manuel Plaza et le Finlandais Martti Martellin. Et offre à la France la seule médaille d’or en athlétisme de ces Jeux olympiques». 2 heures et 32 minutes, à Paris sous les yeux des Français. Alors qu’on ne croyait plus à une victoire française, la joie tricolore déborde des tribunes. El Ouafi devient le premier grand champion français issu de l’immigration.
Le revers de la médaille
A peine célébrée, cette victoire est instrumentalisée. D’un côté, «la victoire d’El Ouafi est présentée comme un symbole de la bonne santé coloniale, relate Yvan Gastaut. L’athlète, et par-dessus tout l’athlète médaillé, est utilisé pour servir les opinions colonialistes, avec en toile de fond l’idée que sans la France, présentée comme génie civilisateur, cet indigène n’aurait pas gagné.» Et de l’autre, quelques voix s’élèvent contre le statut des indigènes, à l’image du journal l’Humanité – suivant la ligne anticolonialiste du PCF – qui raille : «Enfin une victoire française ! C’est – ô ironie – celle de l’Arabe El Ouafi dans le marathon.» Mais même le nom avec lequel il passe à la postérité est une construction coloniale. Selon sa famille, le coureur est né Louafi Ben Abdellaki Bouguera, inversé et transformé en Boughéra El Ouafi.
La formule est limpide. Si on peut s’approprier leur médaille pour briller sur les podiums, alors on tolère que les indigènes soient français. Mais uniquement le temps d’une compétition. «A cette époque, on peut gagner pour la France sans gagner la nationalité», rappelait l’historien Pascal Blanchard lors de l’inauguration de l’exposition, fin avril.
Les sirènes du professionnalisme
Les choses se gâtent après Amsterdam. Auréolé de sa renommée néerlandaise, Boughéra El Ouafi est abordé par des imprésarios américains. Les contrats sont alléchants : il s’engage à courir, aux Etats-Unis, dix marathons et dix courses de 25 kilomètres sur une période de cinq mois entre septembre 1928 et janvier 1929. C’est beaucoup trop. Mais pour cet ouvrier venu du Sud de l’Algérie, une telle occasion financière ne peut pas se rater. L’athlète court donc, s’épuise et commence à perdre. Les recettes se raréfient. El Ouafi accepte alors l’idée d’un patron de cirque qui le fait courir contre des animaux.
Dans le documentaire El Ouafi : la gloire ne dure que 42,195 kilomètres, réalisé par Yvan Gastaut et Renaud Dalmar, l’historienne Laure Pitti rappelle «la dimension exotique et raciale» que l’on donne aux exploits sportifs de ceux qu’on appelle indigènes, pour qui la professionnalisation apparaît comme la seule planche de salut. Au cirque, comme d’autres avant lui, on met El Ouafi «dans une situation où on le ridiculise, où on l’exhibe».
De la joie au dénuement
Février 1929. Epuisé, l’athlète rentre à Paris. Il est banni par la Fédération française d’athlétisme pour avoir cédé aux sirènes du professionnalisme. Les tenants de l’olympisme moderne, blancs et issus des classes supérieures, sont les seuls à pouvoir se permettre de ne pas travailler. En six mois, la vie d’El Ouafi sombre dans le dénuement, loin de la joie collective d’Amsterdam. Son exploit personnel – premier vainqueur africain du marathon olympique – disparaît derrière l’exploit collectif. On préfère se souvenir que c’est la France qui a gagné le marathon. Et qu’elle doit conserver son empire colonial parce que c’est, entre autres, un réservoir à médailles.
Son nom n’apparaît plus que dans les colonnes consacrées aux faits divers : bagarre dans un café, dettes… Cafetier, gardien de stade, ouvrier chez Alstom, installé à Saint-Ouen puis à Stains dans sa famille, Boughéra El Ouafi s’enferre. Mais en 1956, quand il remporte à son tour le marathon olympique, Alain Mimoun, né en Algérie lui aussi, demande qu’El Ouafi soit invité à l’Elysée à la réception donnée en son honneur. Le sportif oublié revient brièvement dans la lumière et fait le bilan dans la presse : «J’ai été ballot d’accepter de traverser l’Atlantique […] mais je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que ça représentait pour moi, un manœuvre des usines Renault, d’aller en Amérique ! J’ai accepté, tiens ! Tous mes frais étaient payés. C’est beau, vous savez, l’Amérique,. […] Au Chilien qui a été derrière moi à Amsterdam, son président a donné une villa. Le mien m’a disqualifié !»
En octobre 1959, le marathonien meurt dans un hôtel de Saint-Denis, tué par balles lors de ce qui ressemble à un règlement de comptes entre mouvements indépendantistes algériens. Il est enterré au cimetière musulman de Bobigny, et c’est le CIO qui prend en charge les obsèques. Il faudra attendre la fin des années 90 et l’action de sa famille, des historiens et de la mairie de Saint-Denis pour que la figure du marathonien retrouve sa place dans les récits historiques. En plus d’un gymnase à La Courneuve, une avenue porte son nom près du Stade de France, où se déroulent cet été les épreuves d’athlétisme olympique.