«Ce grand nous.» L’expression est de Thomas Jolly, prononcée après la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques dont il est le directeur artistique, ce mercredi 28 août peu avant minuit. 50 000 spectateurs, 4 400 athlètes, un défilé de 184 délégations et un «grand nous». On connaissait le grand méchant loup du conte, le grand méchant vous de Gainsbourg, mais voilà qu’apparaît ce «nous». Est-il méchant ? Où est-il ? Quelle est sa couleur, son nombre, sa substance ? Nous représente-t-il tous, ce nous gonflé comme une humanité ? Après la retentissante ouverture baroque et provoc des Jeux olympiques, ce sont ces questions que le spectacle des corps, ceux des valides comme ceux des personnes atteintes de handicap, a posées et a tenté de résoudre en fanfare sur la place de la Concorde. «Il faut sortir des clichés héroïsants concernant les personnes en situation de handicap», expliquait le même Thomas Jolly au micro de France Bleu Normandie, pour clore une polémique née quelques jours plus tôt d’une phrase de Teddy Riner. L’opération lui a pris quatre heures.
Tout a commencé à 20 h 08, par l’arrivée du nageur français Théo Curin dans une voiture couverte de phryges ressemblant à une bactérie. Ce membre de la commission des athlètes de Paris 2024 est monté sur scène où il a croisé le pianiste Chilly Gonzales. L’un est quadri-amputé, l’autre non. Ils représentent chacun un des deux clans du premier tableau, «Discorde». Soit 140 danseurs valides, la «strict society», qui vaquent à leurs occupations quotidiennes millimétrées et abrutissantes en frappant le clavier de pianos à queue. Et 16 performeurs en situation de handicap, le «creative gang», lesquels font assaut de danse et cabrioles avec ou sans fauteuil. Entre les deux groupes, l’incompréhension est totale. Même réunis sous les nuages tricolores qui marquent le début de la fête, rien ne les lie. Lorsqu’apparaît soudain Christine and the Queens, tout de rouge et de velours vêtu, pour interpréter une version techno de Non, je ne regrette rien de Piaf (abonnée aux cérémonies comme le béret et la baguette le sont au cliché français), les deux clans auraient pu se rapprocher et communier dans la surprise, voire la douleur. Mais non, ils se mesurent sans que rien ne bouge, et c’est sur ce quasi statu quo que s’achève le tableau conçu par le chorégraphe Alexander Ekman, laissant ensuite place au défilé de la cohorte de para-athlètes qui poireautaient jusque-là sur les Champs-Elysées.
«Ça a fait sauter l’électricité»
L’ordre de passage est alphabétique : la maigre délégation afghane ouvre la marche. Elle ne compte pas dans ses rangs l’une des chances de médailles lors de ces Jeux paralympiques, la taekwondoïste Zakia Khudadadi, qui concourt avec l’équipe des réfugiés, fortement applaudie par les spectateurs de la tribune présidentielle lors de son passage. La délégation brésilienne est, elle, emmenée par le nageur Gabriel dos Santos Araujo, 22 ans. Atteint de phocomélie, il est né sans bras et avec de très courtes jambes. Dans l’eau, où il dit se sentir mieux que sur terre, «Gabrielzinho» (le «petit Gabriel») progresse par ondulations. Tout le monde est là, de par le monde, réunis dans un au-delà du handicap, tournoyant auprès de l’obélisque de la Concorde autour d’une bande de phryges jouant à «Un, deux, trois soleil», tous sont venus avec leurs histoires et leurs espoirs, même un certain Roman Polianskyi, avironiste ukrainien. Il ne manque à la fête que les para-athlètes bissaoguinéens et de la Macédoine du Nord, dont la seule représentante n’est pas apparue à la cérémonie – pour des raisons encore inexpliquées –, laissant des bénévoles porter le drapeau, ainsi que Morteza Mehrzad, 2,46 m, le deuxième homme le plus grand du monde, volleyeur assis qu’on n’a pas vu déambuler avec la délégation iranienne.
Partout l’ambiance est effervescente. Les spectateurs qui attendaient depuis une heure sur le pont de la Concorde ont fini par remplir les tribunes. Dans les rues alentour, les retardataires sont refoulés des abords des Champs-Elysées, même si la zone dédiée aux spectateurs sans billet n’affiche pas complet – «Oh non, je suis dégoûtée !» s’agace une touriste en tapant du pied près d’une terrasse clairsemée. Du côté de la press room, une coupure de courant tétanise les journalistes : «Quelqu’un a renversé du liquide sur l’armoire électrique et ça a fait sauter l’électricité qui alimente les prises.» Sur France Télévisions, Daphné Bürki ne cesse de prononcer le mot «paradoxe», la doxa du spectacle («le paradoxe d’une société qui se veut inclusive mais doit poursuivre ses efforts pour intégrer les personnes en situation de handicap», explique le dossier de presse). Et Alexandre Boyon, lui, occupe l’heure et demie que dure la marche des para-athlètes en faisant lecture de l’atlas géographique mondial : «La Gambie, entourée du Sénégal, à l’ouest de l’Afrique, grosse densité pour un pays africain, plus de 100 habitants au kilomètre carré, qui, scoop, s’étire autour du fleuve Gambie, les choses sont bien faites.» On trouve de tout, dans ce «grand nous».
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Après le passage de la délégation française, menée par Nantenin Keïta et Alexis Hanquinquant, 150 sportifs et sportives – sur les 237 de l’équipe – qui chantent «Auuuuux Champs-Elysées, palapapapa» de Joe Dassin, Que je t’aime de Johnny, puis Emmenez-moi de Charles Aznavour, on retourne au spectacle pour sonder un peu plus la notion d’inclusivité.
«On est illimités dans ce qu’on peut faire»
Sur la scène de la Concorde, la nuit tombée, le chanteur Lucky Love fait le lien entre les valides et les personnes touchées par un handicap, entre la «strict society» et le «creative gang». Attirant comme un Freddie Mercury à la voix soul douce, le Lillois interprète une composition originale, My Ability, avant de tomber la veste et de s’exhiber, sublime, torse nu. Lucky Love est né sans bras gauche. «Certains disent que je prends une revanche sur la vie. Mais c’est un terme négatif. En réalité, tout ça, j’en ai fait une force», disait-il à France 3 en novembre 2023. Le «ça» de son handicap et cette force, des sportifs en ont parlé quelques minutes plus tôt dans un film où ils se racontaient, diffusé sur la place. On y a entendu des phrases comme : «J’ai un corps qui a survécu», «Je dédramatise tout», «J’ai davantage confiance en moi depuis», «Tu peux pas danser, t’as pas de pieds ? Danse à genoux. On est illimités dans ce qu’on peut faire».
Puis vient l’heure de la vidéo sur l’histoire des Jeux paralympiques, à une heure si indécente qu’une partie des compétiteurs est déjà repartie vers les lits en carton du village des athlètes, en direction du sommeil avant le début des épreuves du lendemain. Ceux qui sont restés y apprennent qu’en 1948, un neurochirurgien allemand, Ludwig Guttmann, qui avait fui les persécutions nazies, avait organisé dans l’hôpital britannique de Stoke Mandeville des épreuves sportives entre blessés de guerre. Douze ans plus tard, les premiers Jeux paralympiques sont organisés. Et soixante-seize ans après, le courant revient dans la salle de presse pour pouvoir mieux écouter et transmettre la parole officielle. Au menu : autocongratulation ainsi que remerciement exagéré des athlètes et du public. Tony Estanguet, le président de Paris 2024, prend d’abord place au micro, suivi d’Andrew Parsons, celui du Comité international paralympique, qui a failli chanter la Marseillaise. Avant qu’Emmanuel Macron ne déclare les Jeux ouverts en tendant un pouce levé.
Parfait, finito, tout le monde peut rentrer chez soi alors ? Point du tout. C’est le moment où commence le spectacle «Sportographie». Derrière ce nom abscons se dessine la réunion des deux mondes : la «strict society» et le «creative gang» ne sont dorénavant plus opposés, mais unis dans une même tenue blanche et dans une même danse, sur des rythmes à la fois tribaux et futuristes. Alleluia, ensemble, tout devient possible, y compris le fait d’être ensemble. Même si ça prend du temps et que le spectacle a du retard.
Lente procession nocturne
Ensuite, le Britannique John McFall, 43 ans, apporte solennellement le drapeau paralympique, qui ne présente pas cinq anneaux mais trois virgules, appelées les «Agitos». Lesquelles bientôt virevoltent sous le ciel étoilé que McFall pourrait lui aussi rejoindre un jour : cet ancien parasprinteur a intégré le programme européen Fly, qui devrait envoyer vivre et travailler dans l’espace pendant plusieurs mois une personne porteuse d’un handicap physique.
Sur terre, après un Boléro aux 150 flambeaux pour le tableau «Concorde», une autre lune s’apprête à briller au son de Daphnis et Chloé. Comme il y avait eu des para-athlètes présents lors de l’allumage de la vasque olympique, un athlète valide participe à l’allumage de la vasque paralympique : le nageur Florent Manaudou apporte la flamme qui passe ensuite de main en main au cours d’une lente procession nocturne à travers les Tuileries, avant que les Français Assia El Hannouni, Christian Lachaud et Béatrice Hess refilent près du bassin l’étincelle à un groupe de cinq para-athlètes, Alexis Hanquinquant, Nantenin Keïta, Charles-Antoine Kouakou, Elodie Lorandi et Fabien Lamirault, qui enflamment enfin la vasque montée sur montgolfière, laquelle retrouve sa place dans le ciel de Paris.
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Tout est bouclé, mais la fête n’est pas finie. Reste l’ultime tableau, «Célébration». La place de la Concorde, réveillée par Christine and the Queens toujours en rouge au son de Born to Be Alive, délivre une fiesta express. On ne sait plus ce qu’on y voit, des lumières, des fauteuils, des béquilles, des danseurs… on ne dissocie plus les différences, le «grand nous» se révèle, il n’est pas méchant mais totalement foutraque, kaléidoscopique, et asperge autour de l’obélisque en flaques colorées la sève de vie qui nous maintient tous, valides ou porteurs de handicap. Les para-athlètes avaient déjà durant leur défilé vendu la mèche. Voyait-on sur leurs visages les signes du courage, de l’abnégation ou de la résilience ? Non, on a vu 4 400 sportives et sportifs heureux d’être là, savourant leur moment avant les compétitions, où en sursaut d’énergie ils se battront pour triompher. Comme les autres avant eux, semblables héros, semblables humains, et sous la même flamme.