Lihao Sheng n’a plus bougé un muscle. La deuxième opportunité d’arracher le titre olympique du tir à la carabine 10 m mixte venait tout juste de s’envoler. Et le tireur chinois, qui portait sa partenaire Yuting Huang au score depuis le début de la finale, voyait planer le spectre de la chute libre : la paire sud-coréenne Jihyeon Keum-Hajun Park était revenue sur ses talons et une équipe chinoise au bord du gouffre dans une compétition de tir par équipe, c’est l’ange du bizarre qui se promène sur l’épreuve.
Sheng devait se laver la tête. Alors, il n’a plus bougé. On s’est pointé ce samedi 27 juillet au Centre national de tir sportif (CNTF) de Châteauroux-Déols pour voir tomber la toute première médaille de ces Jeux censément parisiens et prendre un bol d’air, les nénuphars flottant sur les étangs à 200 mètres du barnum olympique. Et on est tombé sur les deux minutes séparant les sessions de tirs où le Chinois s’est volontairement changé en statue de sel, l’école de l’immobilisme (le tir n’est rien d’autre) débordant sur le hors-champ. Une éternité passée l’œil collé sur la visée. En chevalier teutonique : engoncé dans un lourd habit en cuir toujours réalisé sur mesure, permettant de stabiliser le geste, de se cambrer pour pointer son fusil dans l’axe du bassin tout en soulageant sa colonne vertébrale, le poids de l’arme (plusieurs kilos) la déformant inévitablement à la longue.
«Il faut les applaudir»
Le natif de Zhangjiagang (dans la province du Jiangsu, centre-est) a resserré son tir, la délégation chinoise a comme toujours ouvert son compteur de médailles le premier jour des Jeux et la ministre française des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, n’a pas perdu une seconde avant de quitter le pas de tir après une cérémonie protocolaire qui aura concerné trois sélections asiatiques, le Kazakhstan repartant avec le bronze. Une manière de principe de réalité mondialisée.
Quand ils se déplacent avec leur habit, les tireurs marchent comme des hommes de fer, basculent le tronc à chaque pas. Une chauffeur de salle avait eu beau exhorter le public avant les finales à manifester son enthousiasme («10.9 est le score maximum ! Il faut les applaudir ! Les tireurs aiment ça !») comme si le rock FM américain balancé plein pot alors qu’ils lâchaient leurs plombs ne suffisait pas, les tireurs sont dans un autre monde. Plus tôt dans la matinée, la qualification pour la petite finale (bronze ou rien) s’est jouée entre l’Allemagne et la Norvège sur un dixième de point, 629.7 pour les premiers et 629.6 pour les seconds. «A raison de soixante plombs lâchés dans les qualifications, ça s’est tout simplement joué sur un dixième de millimètre sur un tir», décrypte un membre de la délégation française.
Un point sur une page d’écriture. Une tête d’épingle. Ce n’est même pas l’impact du plomb qui est mesuré, mais l’impact du centre du plomb sur le centre de la cible. Ça tient à quoi ? Ça se joue où ? On se demandait bien ce que les tout frais champions olympiques avaient à raconter sur leur bonne fortune. On n’a pas été déçu : ni Lihao Sheng (19 ans) ni Yuting Huang (18 ans en septembre) n’avaient grand-chose à en dire. Deux gosses, passant une tête dans un monde vaste et énigmatique. Sheng aime bien manger, il se félicite d’ailleurs de ne pas pratiquer un sport trop contraignant en la matière.
«On n’a pas de secret»
Huang inonde ses réseaux sociaux de photos de petits chiots, elle trouve ça mignon. Sur les deux minutes d’immobilisme, Sheng a dit ceci : «C’est bien que vous me posiez la question parce que je voulais partager ce moment avec tout le monde. Lorsque l’équipe coréenne est revenue, je n’ai absolument pas pensé à eux ou au score qui était en train de se renverser. Je me suis simplement employé à contrôler mes émotions. Tu te concentres sur toi, sur ce que tu dois faire… Mais c’est quelque chose dans lequel je me sens confortable. Ce repli a quelque chose de naturel pour moi.» Quand ils ont vu le verdict final s’inscrire sur le tableau électronique, ses entraîneurs ont hurlé.
Mais les premiers concernés, Yuting Huang et Lihao Sheng, sont restés impassibles. Un petit geste de la main pour elle, après quelques minutes. Rien pour lui. «J’ai accompli mon travail. C’est un plaisir et un honneur pour mon pays, mais c’est aussi le meilleur résultat que je pouvais espérer.» Même les confrères chinois se sont gratté la tête. Son chef d’équipe, Liang Chun : «On avait préparé énormément de choses avant cette journée. Vous ne voyez pas tout, loin de là. Ce que vous avez eu sous les yeux ne regarde pas que ceux qui sont là.»
Sheng, sur la maîtrise nécessaire du rythme cardiaque : «On n’a pas de secret. Vous savez, j’ai essayé beaucoup de choses pour contrôler ça au fil des années. Rien n’a marché. Désolé de vous décevoir.» «Même chose pour moi, a ajouté Yuting Huang. Vous savez, le rythme cardiaque, c’est juste un cœur qui bat. Ça n’a rien à voir avec la compétition.» C’est souvent plus simple que ce qu’on imagine. Ou infiniment plus compliqué. Ou les deux.