Inscrivez-vous pour recevoir gratuitement notre newsletter Libélympique tous les matins pendant les Jeux.
A ceux qui posent la question, voici la réponse : Sainte-Lucie, une île des Caraïbes aux allures de gros caillou, compte un peu plus de 180 000 habitants. A quelques familles près, la population de Toulon. A l’échelle de la planète, à peine une tête d’épingle. Les Jeux olympiques, le pays les a longtemps suivis à la télévision, avec distance et un rien de convoitise. La première délégation de Sainte-Lucie dépêchée sur terrain olympique, c’était à Atlanta en 1996. Avant Paris 2024, l’île recensait seulement 31 olympiens, dont cinq avaient fait le déplacement jusqu’à Tokyo en 2021. Précision presque superflue : Sainte-Lucie n’avait jamais décroché la moindre médaille olympique. Même en rêve.
Voilà pour les chiffres. Modestes, osons dire insignifiants. Mais une jeune sprinteuse de 23 ans, solide comme le bois dont sont faites les pirogues, a renvoyé tout cela dans les oubliettes de l’histoire samedi 3 août : Julien Alfred a placé Sainte-Lucie sur la carte du monde. Une seule ligne droite de la piste violette du Stade de France lui a suffi pour accomplir ce tour de force. Ignorant la pluie, son statut d’outsider et son inexpérience des grandes compétitions, elle a raflé en 10”72 le titre olympique du 100 m que les experts, et sans doute l’immense majorité des spectateurs, promettaient à l’Américaine Sha’Carri Richardson, qui finit deuxième.
Raconter Julien Alfred n’est pas chose simple, tant la nouvelle reine du sprint a multiplié les détours et les changements de cap. Découverte par le bibliothécaire de son école de Castries, la capitale, alors qu’elle s’amusait à défier les garçons sur 30 ou 40 m, et les battait sans jamais s’en lasser, Julien Alfred a débuté l’athlétisme avant l’adolescence. Pour s’en écarter à 12 ans, après la mort de son père. Deux ans plus tard, son premier coach à Sainte-Lucie trouve les bons mots pour la remettre en piste. Mais, l’île manquant d’installations, elle s’exile seule en Jamaïque.
A 17 ans, une médaille d’argent sur 100 m aux Jeux olympiques de la jeunesse 2018 à Buenos Aires bouscule ses plans d’avenir. «J’ai réalisé que je pouvais peut-être réussir de belles choses en athlétisme, raconte-t-elle. Pour moi et pour Sainte-Lucie.» Nouveau virage : elle accepte une bourse d’études et pose son paquetage à Austin, au Texas. A l’université, elle rencontre un coach canadien, Edrick Floréal, dont elle parle aujourd’hui comme d’un «mentor, un guide et un second père».
Au matin de la finale, samedi, Julien Alfred a allumé sa tablette, dans sa chambre du village des athlètes. Seule, elle a visionné une à une toutes les victoires d’Usain Bolt aux Jeux olympiques et aux championnats du monde. «Je ne vais pas mentir, j’ai regardé toutes ses courses», a-t-elle expliqué face aux médias, à sa sortie de la piste. Sa victoire en poche, la jeune femme a confié avoir pensé à Dieu, à son père et à son coach canadien. «Cette course, a-t-elle reconnu en séchant ses larmes, je l’ai faite pour eux.» Et pour Sainte-Lucie.